Plutôt que de se faire mal par une remise en cause de ses technologies et formats, la profession de l’évènement peut se ressaisir de ce qui est aussi en son cœur : la culture technique, son rôle de contre-plateforme, la saisie de l’opportunité de la connaissance dans une économie et une société de la connaissance
La crise du Covid est à ce point vertigineuse pour le monde de l’évènement que les interrogations se multiplient sur la nécessité de nouveaux formats. Que faut-il inventer pour s’en sortir ? Quelle nouvelle technologie faut-il créer ou reprendre ? Evidemment sur cette dernière question, les technologies digitales dominent, d’autant plus que le monde de l’évènement, contrairement à d’autres industries créatives et culturelles (et oui, il faut le dire, les évènements appartiennent aussi aux industries créatives et culturelles) n’a pas subi de plein fouet la révolution numérique, au contraire. Il faudrait donc y passer enfin.
Il est tentant toutefois de penser que l’enjeu pour le monde de l’évènement n’est pas aujourd’hui technologique. La course à l’hybridation est plus l’obéissance à un impératif externe, qu’un mobile immanent à la profession, comme à toutes celles fondées d’ailleurs sur la médiation physique et orale (et la médiation digitale n’est pas la Ford T de la diligence à chevaux-médiation physique !). Notre premier pas sera de préférer les puissances de culture technique des évènements plutôt que leur devoir de changer leur technologie. En croisant l’opportunité du digital, il sera alors possible de rappeler que les évènements sont souvent des plateformes, tout comme celles des GAFA, mais petites et dispersées, peut-être alors de contre-pouvoir et de résistance. Enfin de la culture technique et des plateformes, il sera possible de passer aux défis de recherche et d’innovation de la filière évènementielle dans une économie et société qui se disent « de la Connaissance ».
Culture technique plutôt que saut technologique à faire
Les évènements constituent pour une grande part d’entre eux, nombre des salons, une part des congrès, des évènements corporate, des espace-temps d’exposition et de débats sur les techniques et les technologies. La question de la technique, dans les évènements, est posée sur des technologies et des techniques qui, le temps de l’évènement ne sont plus enchaînées à leur chaîne de production ou de système, mais en quelque sorte « déchaînées », en vacances de leur finalité technique. Les évènements décollent la technique d’elle-même et ouvrent aux rapports des hommes à la technique et à eux-mêmes. Et se faisant, les évènements participent à la fabrication d’une « culture technique ». Autrement dit, ce qui prime aujourd’hui dans les évènements, ce n’est pas tant le changement de leur format technique, mais le rappel de leur fonction de fabrication de culture technique. Or ce qui permet cette culture technique, ce n’est pas d’abord les outils technologiques ou les dispositifs, même s’ils sont indispensables, mais l’intervention des acteurs et leur mise en relation. Ce qui fait la culture technique, ce sont les liens produits ou à produire. Donc les professionnels de l’évènement auraient moins la question à poser de la nouvelle technologie qu’ils doivent trouver, le nouveau « véhicule » du nouveau siècle, qu’une inquiétude sur les liens qu’ils veulent créer et avec qui, quand, où ? L’exemple le plus simple serait celui de la mise en relations des évènements eux-mêmes : avec quels autres évènements et réseaux de relations pouvons-nous créer des continuités culturelles, notamment sur la technique ? Un des grands enjeux des évènements aujourd’hui est de ne plus se penser seuls, évènement par évènement, mais de se penser en série, avec des routes de l’un à l’autre dans l’espace et dans le temps (les grands cycles de trajets des participants et les communautés qu’ils créent ou renforcent en se revoyant See You There, See You next time). Quelles sont les routes que nous pouvons tracer par lesquels passeraient les hommes, les choses, les connaissances ?
Contre-plateformes et audace
Et le sujet est plus large, comment connecter ces évènements eux-mêmes mis en série avec la société et avec l’actualité, avec les populations et les territoires, avec les stratégies politiques ? Les évènements n’existent pas par leur technologie ils existent par des phénomènes souvent d’auto-organisation de communautés d’intérêts, de personnes qui désirent faire quelque chose ensemble, fabriquer leur plateforme d’échanges. C’est pour cela que s’il n’existait plus d’évènements demain, d’autres les inventeraient. L’enjeu n’est donc pas technologique d’abord, mais social et politique, question d’actualité. Quels liens les professionnels de l’évènement (mais au fond tous ceux qui coproduisent et participent aux évènements) peuvent-ils créer avec les industries, avec les gens dans la société, avec les politiques, avec les autres foyers de production culturelles, avec les villes,…Le digital là peut aider, non pas pour dire qu’il faut passer aux évènements digitaux, mais parce que le monde du web et des réseaux sociaux est espace-temps immense d’information et de connaissance ou de possibilités d’y accéder de manière individuelle ou collective et levier majeur de notre économie et société de la connaissance. La question du digital est d’abord celle de la captation, de l’exploitation et de l’intelligence des data, plutôt que celle des passages à des formats online.
Les professionnels de l’évènement ont donc bien un enjeu de décision et de participation au présent, à l’actualité. Mais justement la situation actuelle exclut les évènements de l’évènement COVID présent. Les mesures sanitaires contraignent à la fermeture des évènements. Là encore, il est possible de déplacer un peu le propos. Il est possible de dire que la fermeture des évènements n’est pas seulement une conséquence sanitaire, puisque d’autres lieux à fort rassemblement ne sont pas fermés, à l’instar de lieux de grande distribution. Les évènements sont toujours des espace-temps limites, à la fois conformes aux règles de la société, aux institutions, largement portés d’ailleurs par les pouvoirs publics et son argent (celui des citoyens), et des lieux transgressifs, dehors, des zones franches, qui peuvent aussi bien être des contre-espaces et des contre-temps aux règles d’une société, d’une filière, d’une ville. La fermeture des évènements est peut-être à interpréter par ce biais, non pas mesure sanitaire, mais repli de conformité dans une société qui, au moins le temps d’un danger, préfère le conservatisme à l’audace et à la création de nouvelles normes ou de nouvelles polarités.
Et c’est aussi en ce sens qu’il est peut-être intéressant de regarder avec circonspection les envies de digitalisation des formats, comme des entrées dans la norme conservatrice plutôt que comme incises audacieuses (même si les choses ne peuvent être aussi tranchées et que nous savons l’énergie qu’il faut pour basculer en quelques semaines son évènement en virtuel pour sauver une annulation brutale et les rupture de liens provoquées). Les évènements sont bien souvent des plateformes, des marchés à plusieurs côtés, qui ne fonctionnent que sur l’existence simultanée de groupes d’acteurs qui ont intérêt à se rencontrer. Ils sont des plateformes dans notre économie d’immenses plateformes GAFA de plus en plus grandes. Il faut imaginer que les évènements en tant qu’espaces-temps différents (mais à condition d’être différents et non pas conformistes) peuvent être des contrepoints à une économie dominée par des plateformes devenues maîtresses, et peuvent, à ce titre, contribuer à des pistes de libertés pour les industries, les territoires, les sociétés face à une économie de plus en plus monolithique. Les évènements vivent en ordre dispersés comme des semailles de micro-plateformes à effets multiples partout sur la planète, des micro-régimes d’exception, des zones pirates, qui peuvent aussi bien être au service des enjeux démocratiques, et répondre à des missions de service public, justement par leur nature de contre-plateformes (au fond non plus se conserver, mais persévérer dans son être en étant capable d’agir et d’inventer face à des évolutions de situations).
Et la grande opportunité de la connaissance
Tout cela nous laisse entrevoir des pistes : la culture technique avant l’obéissance aux impératifs technologiques, le digital comme levier de connaissance plutôt que comme solution de dispositif, les mises en relations entre évènements, avec les territoires, les sociétés, l’actualité, au fond une perspective éditoriale et stratégique, l’identification d’un enjeu d’audace et de contre-pouvoir dans une économie de plateforme. Nous n’ouvrons pas là sur les défis écologiques, mais nous savons tous aujourd’hui qu’ils sont premiers.
Donnons un dernier sujet, qui peut-être traverse tout ce que nous venons d’écrire, et que la situation pandémique et les modes d’appels aux sciences qu’elle provoque nous indiquent : les rapports des évènements à la recherche et plus largement à l’ensemble des process de recherche et d‘innovation. Nous avons effleuré les questions de culture technique, d’économie de la connaissance par le digital, de créativité et de transgression, mais il faut insister sur le cœur des évènements et depuis longtemps, en particulier les salons et les congrès, mais aussi de très nombreux évènements d’entreprises qui sont directement liés soit à des enjeux de fabrication des sciences et de création de communautés scientifiques, de leur ancrage et aussi de leur mobilité entre les territoires (d’abord les congrès), soit à des expositions des innovations, à leur intégration dans les sociétés, à leur mode d’existence en tant qu’innovation. Les professionnels de l’évènement et leurs commanditaires (acteurs des mondes économiques, sociaux, politiques, culturels, scientifiques et techniques) auraient intérêt à s’aventurer dans le développement d’une Recherche et Innovation au sein de la profession et à la saisie stratégique du rôle de l’activité évènementielle, en particulier dans le développement de la Recherche et de l’Innovation, aussi bien comme champ global de production de connaissance (au sens large de ses dimensions pour les hommes et la société) que comme part des industries, des territoires, des nations. Cet enjeu est aussi valable pour les acteurs de la Recherche et de l’Innovation et pour les décisionnaires qui portent des stratégies de Recherche et d’Innovation d’une région, d’un pays, d’une Union de pays. Là est un levier extraordinaire très accessible qui peut être actionné. Le monde de l’évènement est lié fondamentalement et historiquement aux transformations scientifiques et techniques de notre modernité. La question est au cœur du présent d’une économie et société qui se disent de la Connaissance. Reste à s’y pencher et à cueillir ce fruit. Ce sera d’ailleurs plus facile si la profession se rend elle-même compte de ses propres forces de créativité, de curiosité et d’audace (elle méconnaît souvent tous les foyers de créativité et leur valeur dans son process). Il faut être fidèle à soi-même ce qui ne signifie pas répondre à un instinct de conservation, mais plutôt exprimer ses propres désirs de création de valeurs.
Les évènements seront sauvés, parce qu’ils sont eux-mêmes des bouées de sauvetage et des signes de bonne santé des économies et des sociétés. L’enjeu est de ne pas se tenir à la petite forme close et ronde de la bouée, mais à son rôle dans l’océan. La profession de l’évènement le sait, mais les contraintes du moment lui bouchent la vue sur les horizons plus vastes, elle se remet alors en cause, pouvant croire qu’elle doit absolument revoir son modèle. Mais quel modèle ? Y en-t-il jamais eu ? Les évènements sont des systèmes ouverts, modèles de l’anti-modèle. Et notre temps en a besoin. Les évènements fondamentalement ne s’arrêtent pas à eux-mêmes, à leur production dans une espace et un temps, avec de la logistique, des surfaces, des moyens techniques. Les évènements sont directement liés aux mondes qu’ils servent, des filières, des territoires, des populations et aussi bien la Connaissance elle-même. Et la profession qui s’est retrouvé un peu plus unie face à l’adversité sait (mais doit aussi chercher à se le rappeler en pleine sidération) que ses passions, ses engagements ne sont pas pour l’évènement lui-même mais pour ce qu’il rend possible, pour les énergies qui peuvent le traverser, y circuler, s’y créer. Les évènements sont des frontières qui se déplacent, des signes de santé d’une société ou d’une économie. Celles-là se replient, les évènements s’éteignent, celles-là retrouvent leurs valeurs vitales positives et les évènements renaissent. La profession peut donc, plutôt que de répondre à une remise en cause et une question qui n’est pas la sienne (mais le contre effet d’un choc plus général), poser ses propres questions centrées sur ses fonctions culturelles, d’audace et de connaissance. Jamais il n’y eut autant d’évènements dans le monde qu’aujourd’hui, de mode de rassemblements physiques essaimés dans les géographies planétaires. Ce ne sont pas des atomes disjoints les uns des autres, mais des réseaux, des toiles de continuités et de routes, transitoires mais répétés sur des dizaines d’années et qui participent à l’invention du présent. Plus les professionnels saisiront les liens et réseaux de cette multiplicité dispersée des évènements et leur rôle de rouages dans les cycles et cours du monde, moins ils auront à s’inquiéter de leur éventuelle obsolescence technique, ils inventeront, fondés sur une forte vocation sociale, culturelle et de connaissance. Le temps mort d’aujourd’hui est aussi le temps de cette invention, bien qu’il soit aussi celui de catastrophes pour les femmes, les hommes et leurs entreprises.