De la crise de l’Evènement à l’évènement-critique
Une voie pour les professionnels de l’évènement se dessine en pleine crise COVID 19 : se saisir des fonctions critiques des évènements qu’ils organisent dans un monde bouleversé par les falsifications d’une information massive et le défi planétaire écologique. Cela pourrait être une manière de participer et d’apporter leur pierre aux objectifs de développement de « l’esprit critique » portés par les organismes publics nationaux et internationaux, éducatifs et économiques.
Sommaire
Le pacte possible de l’information
Le retard technologique critique
Même si le choc de la crise pandémique et la multiplication des remises en cause du secteur de l’Evènement et des rencontres professionnelles se poursuivent, il est peut-être temps de reprendre le sujet à rebrousse-poil et de se demander si ce ne sont pas les évènements organisés, ou certains d’entre eux, qui pourraient jouer un rôle de critique du présent. Et la clef d’entrée de ce passage de la crise de l’Evènement (le secteur) à l’évènement critique (la manifestation organisée) serait d’abord celle du rapport à l’information. Ce serait ainsi une voie possible – et sans doute de plus – pour sortir de cette double peine « COVID » pour le secteur de l’Evènement, d’une part, d’un effondrement économique et, d’autre part, d’une inquiétude renforcée quant au remplacement possible ou au moins partiel par des modes de relations et de rencontres non plus physiques, mais digitaux, à distance.
L’information, à l’ère du digital, est si massive et prolifique qu’elle semble s’être substituée au réel, et constituer l’essentiel de notre rapport au monde. Ses dérives, en très bref le règne des fake news et des rumeurs, suscitent les plus grandes craintes quant à notre devenir de citoyen ou plus largement d’être pensant. Les vents les plus contraires d’information sur la pandémie ou sur la situation climatique soufflent sans mollir. Le pas est franchi bien souvent : penser, c’est penser par rapport à l’information plus que par rapport à nos situations réelles. Et en réaction à ce phénomène émerge un discours croissant sur la nécessité de « développer son esprit critique », valable aussi bien dans les réflexions et les politiques au sein des systèmes éducatifs de nombreux pays ou instances internationales qu’au sein d’organismes économiques[1], ou par exemple avec l’émergence de chaînes de youtubers investis sur cette question ou de mouvements associatifs de zététique[2]. Sans esprit critique, il semble encore moins possible d’accorder sa confiance à l’information et de repérer celle qui nous parle bien de la réalité et de notre réel. Il faut en quelque sorte, en plein règne d’efficacité et de performance des technologies digitales, sauver l’information et sauver le réel, au risque de perdre le sentiment de notre existence ici et maintenant.
N'est-ce pas tentant ? Les professionnels de l’évènement pourraient s’emparer d’une mission possible : jouer, sur leurs champs d’activités économiques, sociaux, culturels, politiques et leurs territoires, une fonction critique et créer les conditions d’une confiance possible dans l’information et notre présent (pas n’importe lesquelles), pour exister, agir, savoir. Mais ce ne serait pas tout, il faudrait jeter un regard plus audacieux et voir si les évènements organisés eux-mêmes, par ce qu’ils sont aujourd’hui, ne peuvent pas participer à un questionnement sur la fonction même de critique (après tout la notion d’ « esprit critique » reste bien difficilement définie[3]). Et ajoutons à l’inverse que ce serait l’occasion pour les professionnels de s’interroger sur l’usage croissant de l’énoncé « évènement » depuis moins de vingt ans pour décrire l’ensemble des manifestations organisées, quels que soient leur types, compétitions sportives, cérémonies, foires, salons, congrès, festivals…maintenant tous « évènements », homonymes donc des évènements de l’actualité et rêves de synonymie qui les feraient entrer pour de vrai dans le temps. Il y aurait peut-être dans les pratiques des évènements et leurs formes quelque chose comme de la pensée possible.
Pour explorer ces questions, nous nous en tiendrons avant tout aux évènements organisés que sont les foires, salons et congrès (FSC) parce qu’ils ont directement à voir, par leur histoire et leur nature, aux développement de notre modernité scientifique, technique et industrielle, depuis les premières expositions universelles du XIXe siècle, de fabrique des sciences par les congrès, de propagation et de socialisation des innovations techniques et technologiques, aux échanges et flux d’information des marchés dans notre économie et société qui se disent si facilement aujourd’hui « de la connaissance ». Il n’y eut jamais autant de foires, salons et congrès qu’aujourd’hui, y compris plus de vingt ans après l’apparition d’internet dans le domaine public.
Dans un premier temps, il s’agira de s’interroger : en quoi les Foires, Salons et Congrès peuvent réinstituer un lien de confiance avec l’information ? Cette piste ira jusqu’à accorder un rôle aux fatigues des participants dans la sélection des informations et dans leurs initiatives et décisions. Les faiblesses ne sont pas sans atout et la réalité des corps en situation ne mènent pas forcément à manquer l’essentiel du moment. De ces faiblesses, nous aborderons le rapport aux technologies digitales dans la profession, qui n’est pas à la pointe, qui a même quelque retard. Mais quel sens peut avoir ce retard dans un monde des foires et salons qui a toujours présenté en avant-première les innovations technologiques et les avancées de la technique ? Nous y trouverons une distance critique qui peut servir à penser la technique aujourd’hui. Les techniques sont exposées, et les hommes se parlent. Dans un quatrième temps, il s’agira de rappeler le régime conversationnel des FSC, insuffisamment pris en compte comme pierre angulaire dans les stratégies des organisateurs, alors que justement la révolution numérique n’a cessé de nous dire que les marchés devenaient des vastes conversations. Ces conversations sur les FSC permettent des reconnaissances et des confiances qui battent en brèche le risque d’une méfiance radicale envers le réel et entre les hommes. Elles ouvrent aussi la fonction critique à une construction collective, ce qui n’est pas le moindre des avantages quand les individus sont trop souvent laissés seuls responsables de leur capacité à résister à des flots d’information qui dépassent pourtant de si loin leur échelle individuelle. Enfin, les FSC ne sont faits que des personnes qui les fréquentent, non pas comme des simples atomes de flux de population, mais comme une constellation de personnes singulières et chacune irremplaçable. Les FSC nous rappellent combien un sens critique peut entendre le respect des singularités.
[1] Exemples de deux rapports récents :
BRONNER Gérald, PASQUINELLI Eléna, Eduquer à l’esprit critique, Conseil scientifique de l’éducation nationale, avril 2021, Bases théoriques et indications pratiques pour l’enseignement et la formation, https://www.reseaucanope.fr/fileadmin/user_upload/Projets/conseil_scientifique_education_nationale/Ressour ces_pedagogiques/VDEF_Eduquer_a_lesprit_critique_CSEN.pdf
OCDE, Développer la créativité et l’esprit critique des élèves, Des actions concrètes pour l’école, juin 2020, https://www.oecd-ilibrary.org/sites/8ec65f18- fr/index.html?itemId=/content/publication/8ec65f18-fr
[2] La philosophie et les philosophes semblent peu présents dans la circulation actuelle des discours sur l’esprit critique. Pourquoi ?
[3] Un programme récent de recherche sur l’enseignement de l’esprit critique (Projet ANR Education à l'Esprit Critique – EEC Education à l'Esprit Critique | ANR) concluait à la difficile définition de l’esprit critique. Il choisissait donc de le définir de manière minimale comme capacité de discerner l’information (au-delà de la seule question des médias) et ses limites, puis ses propres limites de connaissance et enfin de savoir s’orienter vers des sources d’expertise. Les rappels de la difficulté à définir l’esprit critique ne manquent pas dans les articles et rapports qui y font référence. La question de l’esprit critique semble d’abord être une posture de méthode face à l’information, sans aller dans le registre d’une pensée critique qui interrogerait plus ou moins radicalement les situations historiques, politiques et économiques.
Les Occitans appelaient hier l’accord entre les marchands sur la Foire « o patcho », qui est cousin de la paix. Les mains se topaient et suffisaient aux affaires. Et si les paiements et livraisons s’avéraient malhonnêtes, il en était fait de la réputation des marchands, la confiance était rompue. Quelles sont les conditions d’un pacte possible avec l’information sur les évènements ?
Si des informations sont certes déjà produites avant les événements et y trouveront des modes de diffusion, une grande part de l’information va être fabriquée sur place, soit comme prolongement de l’information importée, soit surtout effets des faits, gestes et conversations qui y ont lieu. Il est d’ailleurs un peu rapide de la part de certains professionnels de définir les Foires, Salons et Congrès comme média, qui justement efface cette performance directe de l’évènement, cette production immédiate des faits et de leur information.
Cette performance est au moins double. D’abord l’évènement n’est pas une représentation d’un monde, mais plutôt ce monde même qui se rassemble d’horizons plus ou moins lointains. Comptent moins les ambassades que la présence même des acteurs d’une filière ou d’un champ d’activité. L’évènement est donc d’abord la concentration d’une réalité qui était fragmentée. Et c’est d’ailleurs un des rêves des organisateurs et des participants que cette partie soit ensuite l’objet de reprise par les médias. L’évènement remonte donc la pente du flux d’information en donnant forme à ses propres faits, à ses propres batailles. C’est là que quelque chose se passe. Cette remontée du courant est une remise à zéro de l’information extérieure, qui ne vaut que si elle s’articule avec ce qui se forme à l’intérieur, à la fabrication en cours de faire et de dire au sein de l’évènement.
Mais cette immédiateté ne sauve pas l’information d’une quelconque falsification. Cela ne suffit pas. Comme dans n’importe quelle société, se multiplient les proliférations de signes, les effets de prestige, de pouvoirs, de rumeurs et de tromperies, de rapports de forces. L’évènement n’est pas le lieu d’une vérité retrouvée, mais un jeu où la mise en scène et les recherches d’effets sont en quelque sorte manifestes. Des normes se dessinent, des valeurs prennent le pas, dans un processus qui reste métastable. Rien n’est acquis pour toujours et ne tient des équilibres, des confiances et des réputations. Il ne s’agit pas de rapporter un fait du monde qui aurait éventuellement la possibilité d’exister sans la médiation qui en fait part, en lui donnant par là même un poids d’objectivité et de réalité, mais de participer au mécanisme même du manifesté. Ce qui apparaît est toujours en quelque sorte en crise, en suspens des acteurs en présence et de leurs relations. La fonction critique est de ne pas couper l’information des faits de leurs apparitions et des effets des scènes qui les laissent voir et circuler. Les effets de manches, les exagérations, le spectacle se règlent sur les équilibres qui se construisent pendant l’édition et d’une édition à l’autre. Les informations passent au crible à la fois de leur adéquation aux faits et à celui de l’évaluation de leur intérêt pour les participants. Autrement dit dans le grand océan de la production massive de l’information, les évènements semblent des îles possibles de confrontation à leur propre processus de production, à leurs rapports aux faits présents et aux personnes impliquées. Les évènements deviennent alors des espaces-temps d’épreuve de l’information.
Dans un contexte de masse d’information en circulation, l’individu, face à son écran, ne peut être sauvé que par les douleurs oculaires qui l’obligent à s’extraire du flux, à se mettre en retrait. La participation à des évènements permet un exercice grandeur nature des capacités de réception de notre corps. L’esprit critique ou la pensée critique ne se tiennent pas sur les seules bases de nos capacités analytiques et mécanismes cognitifs, mais aussi sur les limites de nos réceptions corporelles. Or les évènements fatiguent. Bombardés d’affects, épuisés par les marches, les attentes, les énergies dépensées en regard et paroles, les participants ne se soumettent pas sans fin et sans tri à l’information. Leur résistance physique conduit à des sélections, leurs faiblesses à des modes de mémoire, à des connivences entre fatigués, à des exagérations physiques et émotionnelles qui sont autant de manière de discerner les informations, de rendre sensible le réel du moment et de la situation, de faire exister le présent. Au fond l’évènement place les individus dans des situations physiques et morales critiques, les met en crise.
Certes cela ne se fait pas sans risque et peut se retourner contre le participant qui se retrouve dans des situations exceptionnelles et se laisse aller à des décisions qui peuvent être malheureuses : l’évènement se transforme en casino et le participant en joueur perdu. Mais c’est aussi la situation elle-même qui peut s’ouvrir, des barrières qui peuvent tomber dans nos rapports aux autres qui rendent possibles des modes de relation et d’énergie qui conduisent à des choix, à des prises de risques, à des aventures humaines qui dépassent les contraintes des conventions, en se maintenant toutefois dans les règles tacites de l’évènement et de son inscription dans la durée. Autrement dit, la fatigue est à la fois filtre des informations que l’on peut recevoir et accès à des ressources qui créent des situations nouvelles et inédites, collectives, qui peuvent être créatrices, de liens, d’amitiés, de projets, etc…C’est là une ligne de crête de la fonction critique qui laisse voir de l’autre côté un rôle de levier possible de fabrication d’une nouvelle réalité et d’exploration. La fatigue, la faiblesse met en mouvement. Gardons cette idée pour aborder une autre faiblesse des acteurs de l’évènement qu’il nous faut regarder de près : leur retard technologique, leur trop faible intégration des outils digitaux. En quoi pouvons-nous y trouver là des points d’appui d’une fonction critique des évènements ?
Pendant la pandémie, les professionnels de l’évènement se sont mis à bonne vitesse au digital, mais ils ne sont pas les plus en avance. Il pourrait même paraître étonnant, alors que notre XXIe siècle est déjà bien entamé, que les process de production des évènements soient encore si faiblement digitaux. Mais comment faut-il interpréter ce retard ? Est-ce celui d’une profession artisanale et de saltimbanques qui auraient oublié de prendre le train de la modernité ? Sont-ils à un stade encore immature de professionnalisation ?
Mais cela serait d’autant plus étonnant que l’ensemble des innovations technologiques les plus pointues de notre modernité sont apparues socialement et sur leur marché en passant par le monde de l’exposition. L’avant-garde technologique ne l’est que d’avoir été exposée. Et les manifestations des secteurs digital, informatique ou vidéoludique ne manquent pas, flamboyantes, rugissantes, et tellement physiques. La profession des foires et salons ont un rapport singulier avec les technologies, une parenté.
La vie des technologies a besoin des expositions. Et les expositions sont là, au moins en partie, pour montrer les progrès et les transformations de la technique. Le retard ne serait pas retard mais composant même de ce qui rend possible la vie technologique. Les technologies exposées ont elles-mêmes dans leur exposition un statut particulier, elles fonctionnent à vide, hors de leur gond industriel, des chaînes de production, des objectifs de performance. L’exposition déplace les technologies au propre et au figuré, les retirent de leurs cours d’efficacité technique pour devenir objets de spectacles et de discussions, voire scènes même de conversation entre des individus humains. L’exposition est une sorte de non-être technique et finalement le retard est une question plus qu’une réponse qu’il n’a pas encore été donnée aux impératifs du progrès technique et à celle du bien fondé de se mettre le plus vite possible à la technologie digitale, sous peine de régression.
Autrement dit, les professionnels des foires et salons pourraient tirer de leur retard non pas le regret d’une professionnalisation imparfaite, mais plutôt un levier majeur de critique possible de notre modernité technique et en particulier de la révolution digitale, non pas pour en appeler à un retour à un monde d’avant, mais pour trouver dans les déploiements du digital des scènes possibles de conversation et de vie, de culture humaine (ce sont les femmes et les hommes qui fabriquent les techniques, les technologies expriment encore de l’humain et non pas seulement de la performance et de l’exploitation du monde matériel ou de datas).
Si l’information est aujourd’hui en grande partie l’effet technologique de la révolution digitale, alors la mise en question de la technologie peut servir d’appui pour une mise en question de l’information. Et plus généralement, à notre ère technique et de questionnement à grande échelle des effets de modernité technique, il est possible de saisir dans le monde de l’exposition qui sert cette technique même quelques strates possibles de questionnement de cette modernité, avec l’avantage de ne pas simplement s’y opposer, mais d’en déplacer les articulations avec la société et l’économie. Les expositions universelles glorifiaient le progrès industriel, les expositions d’aujourd’hui peuvent être une manière au cœur même des filières et des marchés de créer des nouveaux modes d’existence des technologies. Ce serait là une opportunité et une singularité forte du monde de l’exposition face au défi climatique.
L’une des caractéristiques des Foires, Salons et Congrès la plus naturelle, évidente est qu’ils sont des lieux de conversation, de discussions multiples, d’une très forte oralité, de multiplication des voix et des prises de paroles. Cette puissance de conversation qui constitue une grande part de la bande-son des manifestations ne provoque pas toutes les attentions des professionnels des FSC, en tout cas comme levier de leur stratégie. Ce ne sont certes pas des voix de révoltes ni de démonstrations politiques. Les revendications ne sont pas premières, les plaintes non plus, les slogans encore moins, sauf sans doute dans leur versant publicitaire ou rhétorique. Si les prises de paroles peuvent être l’instrument d’une fonction critique des FSC, ce ne sera donc pas par leurs puissances revendicatrices, sauf quand tel ou tel congrès devient un outil de la constitution d’un mouvement social, d’une force de résistance, d’une position politique. Nous en restons à la mécanique même des FSC et donc nous ne nous attarderons pas sur cette part qui mériterait pourtant plus d’une étude sur la naissance de contre-pouvoirs politiques et sociaux via des congrès ou des évènements.
En revanche, les conversations sur les FSC construisent des liens sociaux. Cela peut constituer un des volets des fonctions critiques des FSC, sur les bases d’une modification du rapport de confiance à l’information, non pas parce que cette dernière serait vraie, mais parce que les personnes ont des liens entre eux qui limitent leur méfiance. La fonction critique des FSC est aussi une fonction de création d’une confiance sociale. C’est très important, parce qu’alors la lutte contre les perversions de la massification de l’information est au-delà d’une question du vrai et du faux, de la propagation du vrai face au faux, d’une bataille de la seule information. La conversation donne la certitude aux personnes qui échangent de leur présence et de leur existence, d’une reconnaissance mutuelle, souvent entre pairs, ou au moins sur les bases d’une certaine égalité (y compris fragile et provisoire, sans doute renversée dans les rapports de pouvoirs et de concurrence aussi présents). C’est aussi là que les professionnels de l’organisation peuvent agir, dans la détermination des conditions d’égalité des échanges et des possibilités de se parler. Investir dans le renforcement des dispositifs de conversation sur les Foires, Salons et Congrès, sur l’organisation de formes nouvelles de médiation peut ainsi devenir un levier de renforcement des fonctions critiques des évènements.
Il est parfois un travers des discours sur l’esprit critique qui consiste à sous-entendre que l’individu seul, avec sa capacité critique saurait et devrait faire le tri dans l’abondance colossale de l’information qu’il reçoit. Mais le risque de culpabilisation est fort à l’injonction que chacun doit développer son esprit critique. La conversation dans les Foires, Salons et Congrès ouvre la voie à une fonction critique plus collective, une forme de philia entre les personnes. Les FSC deviennent alors des zones transitoires de confiance. Cette confiance est une base face à l’information massive, un repère. Toutefois elle est provisoire, remise en cause par la fin de la manifestation. Elle est à réinstituer à chaque édition et elle gagne sa valeur à être prise dans le cycle de ses destitutions et ré-institutions possibles. Nous retrouvons là un autre angle de dessin du pacte avec l’information et du rôle des personnes (et de leur notoriété qui seraient réduites à néant d’avoir trompé ou desservi la confiance donnée).
Qui sera là ? Vas-tu au prochain salon ? Foires, Salons et Congrès sont faits des personnes qui les fréquentent et la construction des liens tient pour une large part à la présence de personnes particulières, de personnalités, outre les réseaux au niveau des entreprises et des organismes d’appartenance professionnelle. Et alors qu’aujourd’hui se multiplient les invitations à la personnalisation et à l’identification des personnes présentes et à leur mise en relation, il est possible de tirer un peu plus le fil est d’aller au-delà des frontières des seules identifications et datas des personnes pour affirmer que sur les foires, salons et congrès, les personnes présentes deviennent irremplaçables.
Il est une règle parmi ceux qui pratiquent la médiation dans les musées, les centres d’interprétation ou centres de sciences que plus la médiation est importante dans le dispositif d’une exposition plus on se rend compte de la diversité des personnes parmi le public et que plus on est capable d’être attentif à la diversité des personnes, plus la médiation devient importante. A celui qui raisonne en termes de flux de population, la médiation interpersonnelle, les conversations, les animations deviennent secondes. Et les organisateurs de Foires, Salons et Congrès savent combien plus ils sauront faire venir les bons interlocuteurs, plus leurs évènements seront réussis.
En se servant de ces bases, les évènements deviennent des lieux où les personnes ne deviennent plus substituables les unes aux autres, ou les singularités deviennent motrices de ce qui va se passer et des histoires qui auront lieu. Or affirmer que nous sommes irremplaçables aujourd’hui est une sorte de provocation quand le discours le plus répandu est bien celui qui nous dit remplaçables, tenu aussi bien par le froid technocrate que par le plus ordinaire des hommes qui se répète à l’envi effectivement que les cimetières sont pleins de gens uniques. Du cynisme au fatalisme modeste, être remplaçable est une norme. Mais elle supprime toute valeur à la vie de chacun, de n’être qu’unité substituable, équivalence perpétuelle.
Les Foires, Salons et Congrès tiennent ainsi une valeur critique d’agir selon la règle de singularité de chacun de leurs participants. Il ne s’agit pas du client-roi et d’un service absolu qui donne à chacun l’impression de la gloire et de la reconnaissance, il s’agit plutôt de mécanismes qui donnent la possibilité d’être attentif à ce que les personnes peuvent dire et entendre, à la préservation de leur milieu relationnel, de la qualité acoustique d’un lieu qui permet de se parler, à l’ambiance, aux politesses, aux lieux de repos, aux attentions portées aux handicaps, aux espaces de débats, à l’organisation des représentativités des acteurs, au process de décision, à l’inscription dans le champ plus large de la société, à l’encastrement avec les questions sociales et politiques. Reste toujours cette idée des foires comme villes éphémères. Les Foires, Salons et Congrès sont des lieux politiques, leurs habitants en sont autant de personnes qui ne peuvent s’échanger les uns les autres, des citoyens transitoires qui ont voix dans leur cité.
Les Foires, Salons et Congrès peuvent éviter les généralisations abusives, les vues homogénéisantes, les regards en hauteur, pour plonger dans les tissus multiples et ouvertes des relations interpersonnelles et ce qu’elles bâtissent, y compris avec fragilité. Mais cela veut dire aussi que les personnes peuvent, sur les Foires, Salons et Congrès, échapper à leur propre objectivation comme information et au contrôle que les données sur eux peuvent sous-entendre : aux organisateurs de prévoir que leurs participants peuvent préserver la discrétion de leurs échanges, le détail de leur identité, sortir du circuit des informatisés. Il existe sans doute là un vaste champ pour les organisateurs, de construire des propositions qui préservent les vies privées et les libertés. Un des leviers d’une fonction critique des évènements face à l’information est de préserver les personnes, de les laisser non-informées par l’information à leur endroit. Les personnes sont irremplaçables sans même qu’une connaissance à leur endroit ne soit nécessaire. Elles sont irremplaçables et laissées dans l’anonymat d’être personne, avec leur part d’inconnu. Il faudra que les organisateurs maîtrisent bien les technologies pour assurer la vie privée de leurs participants : voilà une garantie qui peut valoir de l’or.
Il serait bien dommage quand les instances mêmes de l’économie annoncent l’importance du développement de « l’esprit critique » face notamment aux proliférations nocives de l’information, et alors que les évènements peuvent tenir des fonctions critiques, que les professionnels n’y voient pas un axe stratégique de structuration de leurs évènements. Le rapport immédiat à la réalité et au processus d’information, le poids des corps et des fatigues, le retard structurel à l’égard de l’apparition technologique, les mécanismes de confiance des conversations forment quelques-uns des premiers éléments identifiables des évènements comme espace-temps critiques. Nous savons combien il est difficile de définir cette ambition de « développer l’esprit critique » ou même de définir cet esprit critique. Mais la simple inquiétude largement répandue qui l’énonce doit suffire à avertir les professionnels.
Aujourd’hui les évènements sont des outils majeurs pour constituer des instances critiques au cœur des activité des humains, dans l’ensemble des registres et de la géographie du monde. Vous voulez, décideurs politiques, acteurs économiques, placer l’éducation à la pensée critique au cœur de vos stratégies, les évènements physiques, de conversation, en sont des outils décisifs.
N’oublions pas que les évènements sont des agents des cultures des filières, des communautés, de notre société moderne, de notre culture populaire aussi. Leur fonction éducative peut devenir essentielle.
Les femmes et les hommes savent s’organiser, se rassembler pour manifester leurs idées, pour revendiquer, pour démontrer leurs forces y compris face aux oppressions. Si les professionnels de l’évènement, et ainsi s’appellent-ils de plus en plus, choisissent la mesure de l’évènement pour dire ce qu’ils sont, ils choisissent ce qui doit faire changer, devenir, transformer et ils retrouvent ainsi ce que les hommes font quand ils font leur histoire ou sont pris par elle et ses batailles. Il ne s’agit donc pas seulement d’un bel habit, d’une belle prétention de « faire évènement », mais aussi l’émergence de missions ou de pistes plus politiques. Et cela vaut aussi dans le cadre plus strict de l’économie et des affaires, quand dans les filières peuvent se jouer des rapports de force, des contrepoints aux hégémonies, ou la création d’ouverture ou d’innovation qui rompent avec les normes instituées (Si les organisateurs de salons savent qu’ils ne peuvent faire sans les majors, ils savent aussi qu’ils ne peuvent faire sans la diversité d’une filière).
Les évènements organisés par des professionnels peuvent appartenir au champ politique. Les forces des foires, salons et congrès sont d’encastrer l’économique dans le social et le politique et de reconnaître la complexité des enchevêtrements dans les activités des hommes. Ainsi ne s’agit-il même pas de transformer les évènements organisés en lieux de revendication, même si servir une cause peut être moteur de bien des évènements, mais de reprendre les évènements comme machine à penser, comme cerveau collectif de construction du rapport au réel (et donc de mise en rapport avec le réel).
Les professionnels des FSC peuvent se saisir de cet accent possible à donner à leurs manifestations : position face à l’information, interrogation des usages technologiques, rapport de la technique aux enjeux climatiques, construction de liens sociaux et d’une certaine intelligence collective, attention aux personnes et aux rapports de force, relation avec la Cité.
Et nous pouvons nous souvenir des transgressions comiques du théâtre des foires des XVIIe et XVIIIe siècles. Les évènements aujourd’hui, y compris les plus ancrés dans le monde des affaires et du commerce international, peuvent faire le pas du saltimbanque par-dessus les barrières, les surplus trompeurs de l’information, les jeux inégaux. Plus ils se rapprocheront de leur fonction critique, plus ils entreront dans les changements du présent. Il sera plus certain qu’ils peuvent jouer un rôle irremplaçable dans la crise du présent, pandémique ou autre. n