Nos corps sont des foires de micro-organismes, autrement dit les foires et salons seront des foires de foires. Et pas de vie sans foire, la nôtre dans la nuit de nos organes et celle que nous faisons ensemble. Peut-être une voie à explorer quand nos corps marcheront sera-t-elle, pour les organisateurs, le souci de cette marche et le soin qu’il faut en prendre ?
Quand nos corps marcheront, nous allons devoir se tourner autour paraît-il, distance sociale oblige. Autant se dire que sur les Foires et Salons, ça va être bien difficile, à moins de devenir chèvre. Faudra-t-il se passer à la bétadine comme avant une opération chirurgicale, mettre une combinaison de technicien nucléaire, devenir des femmes et des hommes-bulles ? Ben non. Ou ben non ? Nous étions mortels, maintenant, c’est officiel, nous devenons mortels pour les autres. Cela n’aide pas à l’amour et encore moins aux échanges fiéristiques. Est-ce le début de notre grande solitude ?
La Foire en nous
Heureusement nos corps sont déjà de sacrées foires et la population n’y manque pas, micro-organismes multiples, bactéries et virus. Nous ne sommes « jamais seuls » nous écrit le biologiste Marc-André Selosse, toujours avec notre microbiote de milliards de micro-organismes sans compter nos échanges avec les populations des micro-organismes des milieux dans lesquels nous vivons et celles des autres. Très grosses populations, beaucoup de mixité et pas mal de tractations et de jeux d’équilibres provisoires, avec ses crises et ses élans. Mais tuons cette foire en nous et nous n’allons pas durer, c’est en tout cas la leçon du biologiste.
Nous étions mortels, maintenant, c’est officiel, nous devenons mortels pour les autres.
SELOSSE Marc-André, Jamais seul, Editions Actes Sud, 2017
Cité pacifiée
Les organisateurs de salons dansaient au succès, avec leurs quelques centaines ou milliers d’exposants et dizaines ou centaines de milliers de visiteurs. Mais l’échelle de la population maintenant change un peu, le succès dépendra de la gestion des milliards de foires microbiotiques des vivants que nous sommes. Voilà qu’il va falloir construire des « villes-éphémères » systématiquement mégapoles virales. Cela ne peut pas passer par la mort des visiteurs qui habitent la nuit de nos organes. Nous pourrons toper dans nos mains et nous embrasser. Peut-être serons-nous plus souriants, s’il faut être moins régulièrement tactiles, ou plus maquillés, même les hommes devront y revenir, pour que notre visage et nos traits aient, même d’un peu plus loin, de plus charmants et expressifs dessins ? Les Foires et Salons sont lieux de paix, zones franches, espaces autres de nos sociétés, elles ne s’organiseront pas en hôpital qui luttent contre la mort de ses patients, ni en champ militaire, mais plutôt en cité pacifiée du monde, y compris pour les étrangers les plus lointains.
Politique de soin et marche
Les Foires et Salons, sans doute plus largement les lieux d’exposition et de rassemblement, vont renforcer leur politique de soin et d’attention aux autres dans leur espace-temps, des individus au fond jamais seuls avec leurs microbiotes qui sont autant d’amis possibles, pas seulement aliens dévorants et fatals. Les foires deviennent des foires de foires que nous sommes vivants.
Comme les solutions ne sont pas écrites sous un fagot buissonnant, il faut les chercher. Avant même de regarder du côté des cybertechnologies (on peut aussi), nous pouvons traîner nos guêtres du côté de la marche parce qu’elle est l’une des expériences les plus simples dans les Foires et Salons. Les participants aux manifestations sont des marcheurs. Les « marchés » que sont les foires et salons ne le sont étymologiquement pas par les pas des femmes et des hommes. « Marché » est de la famille des marchandises. Mais la « marche » est, elle, du côté des marques sur la route, des chemins qui s’impriment, des limites et des frontières qui se tracent. Frontière et passage, la marche est peut-être une bonne piste pour imaginer le souci et le soin fiéristiques des autres, microbiotes compris.
Il pourrait s’agir de révéler dans les marches multiples, au-delà de leur réduction au flux dans les allées, le rôle de frontières mobiles et ouvertes aux tractations multiples avec les foires microbiotiques des autres, pour faire la foire ensemble. Après tout est-ce si nouveau alors que nous faisons déjà beaucoup avec les théâtres des passions et des affects qui nous traversent. Le théâtre de foire des 17 et 18ème siècle lui-même ne nous a-t-il pas montré qu’il était possible de parler quand s’était interdit, de rire quand il fallait obéir et d’avoir des amours révoltées quand il fallait se distendre sans tendresse ?
Lenteur et nouvel urbanisme
La marche n’est plus une distance parcourue, mais une lenteur possible. C’est d’ailleurs une des forces des foires et salons d’être des zones de décélération des vitesses et des transports contemporaines. Il lui faudra son espace. Pas de marche sans son milieu de marche, les foires et salons pourront penser leur architecture, pas seulement les grandes allées haussmanniennes qui hier devaient nettoyer Paris des miasmes du peuple, une ville nouvelle. Depuis combien de temps les foires et salons savent-ils sans le faire si souvent qu’ils doivent s’urbaniser, s’architecturer, s’ex-poser eux-mêmes. C’est le moment, l’urbanité et les politesses, les échanges de microbiotes auront plus besoin d’esthétique et d’habitabilité. Puisque franchir les distances vont devenir un luxe, c’est le moment d’en faire le geste régulier de manières de vivre. Des arts. Les foires et salons en marche créeront les milieux des pas non précipités et libres hors des schémas de flux, aux lenteurs possibles des habitants qui prennent leur temps.
La fatigue fiéristique
Et cette marche fatigue et cela est essentiel. Cette fatigue rend sensible les corps aux gestes et à leurs énergies, les organisateurs devront la cultiver sous toutes ses espèces, en réduire les mauvaises, en affiner les bonnes. Les Foires et Salons sont des machines à haute variation énergétique, les temps de relaxation deviennent maintenant priorité de soucis de l’ « ingénieur » fiéristique (celui qui s’occupe du génie des foires). Pas de bonne foire sans fatigue. Aurions-nous sans elle assez de mémoire pour parcourir de nouveau les routes fiéristiques ? Et les femmes et les hommes se retrouveraient-ils avec autant de plaisir sans ces épuisements qui les ont mis au bord d’eux-mêmes et de leur limite ? Les marcheurs tracent autant les frontières qu’ils cherchent la leur. Jusqu’où peuvent-ils aller ?
Aller plus loin avec ses microbiotes
Les Foires et Salons ne sont pas seulement des boules de relations interindividuelles, de segments et de points entremêlées, elles sont aussi des milieux productifs, énergétiques qui conditionnent des manières d’exister transitoires de personnes qui peuvent, en marchant, questionner jusqu’où elles peuvent aller plus loin qu’elles et en l’occurrence partager leur microbiote avec ceux des autres et du milieu. Et les Foires et Salons pourront permettre aux uns et aux autres d’aller plus loin que de coutume avec ses microbiotes, ils seront vastes tissus de colonies qui vivent ensemble.
Le seul travail sur la marche est déjà un champ d’exploration non pas pour limiter les proximités, mais en construire les valeurs. Pas de frontières à passer sans des marches dont on a pris soin, dont l’organisateur prend soin, dans l’espace et le temps. Quand nos corps marcheront, les organisateurs d’évènements prendront soin de nos marches. C’est une bonne manière pour que nous y mettions/retrouvions un peu d’âme.