Boîte à outils de Bruno Latour à l’usage des foires, salons, congrès terrestres !

Le récent ouvrage de Bruno Latour, « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres » offre quelques outils dont les professionnels des évènements, en particulier des Foires, Salons et Congrès, pourraient s’emparer pour envisager avec une ferme gaieté les temps à venir.

Heureusement que les évènements sont viraux, que les foires, salons et congrès sont des lieux de contamination, de propagation, d’entrelacements et d’enchevêtrements des hommes, de leurs virus, des techniques, des villes, des territoires, des formes de vies qui se croisent sur terre. Ce qui paraît aux politiques aujourd’hui une raison de les mettre de côté, dans notre monde moderne, alors qu’ils ont fortement contribué à le configurer depuis le XIXe siècle, zones pathologiques éventuelles, peut devenir une relance de leur pertinence et nécessité dans un temps finalement ouvert par l’évènement Covid : nous allons devoir inventer des nouvelles proximités.

La lecture du livre de Bruno Latour « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres », publié en janvier 2021 donne envie de l’utiliser comme boîte à outils pour participer à la réflexion des professionnels de l’évènement et pour affirmer combien ils pourraient s’imaginer avec gaieté dans les mutations à venir. Bruno Latour n’explore pas le monde des évènements organisés, et ne dit rien sur les foires, salons et congrès. Mais il décrit toutefois brièvement des ateliers lancés en 2020 « Où atterrir ? »[1]  dans le prolongement d’un de ses récents ouvrages[2]. Nous prenons cette courte citation, et sans doute le biais de notre cerveau à chercher quelques confirmations dans ses lectures, comme invitation à mêler les leçons qu’il tire du confinement et ce que la profession de l’évènement pourrait bien en faire. Les évènements seraient des espace-temps d’atterrissage, c’est-à-dire de métamorphoses nécessaires des humains en plein réchauffement climatique causé par leur histoire et leur activité.


[1] LATOUR Bruno, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Editions Les empêcheurs de tourner en rond, 2021, p.105, Où suis-je ? - Bruno LATOUR - Éditions La Découverte (editionsladecouverte.fr)

[2] LATOUR Bruno, Où atterrir ? Comment s'orienter en politique, Editions de la découverte, 2017

Où suis-je ? - Bruno LATOUR - Éditions La Découverte (editionsladecouverte.fr)

Où suis-je ? - Bruno LATOUR - Éditions La Découverte (editionsladecouverte.fr)

Les confinements maintenant répétés pourraient ne pas finir sur un déconfinement, mais un confinement que nous avons oublié, celui de notre existence sur Terre, en plein nouveau régime climatique, monde clos plutôt qu’univers infini. Sortir de cet oubli serait notre mutation. Mais pour faire cette expérience des confins de ce que Bruno Latour ne nomme plus la terre, ni Nature, mais Terre, il n’est pas possible de voir le monde en distanciel, que l’on pourrait tenir sous notre regard continu, mais d’en avoir une expérience de proche en proche, en présentiel : « Il convient par conséquent de ne pas confondre l’accès à l’Univers en ligne, et la vie avec Terre en présentiel ! »[1] Ouf ! peuvent souffler un bon coup nos amis de l’évènement. Il n’est pas besoin de se cantonner une fois encore au débat sur la digitalisation ni d’écouter penaud et pâle le grand discours sur la nécessité de passer à des technologies, plus avancées tout de même que la calèche à chevaux des rencontres physiques. L’enjeu n’est pas là mais directement en relation avec notre existence de terrestres. Terre n’est pas matière inerte mais multiplicité d’artifices, de ce que Bruno Latour nomme des puissances d’agir, du virus aux hommes en passant par les montagnes, les forêts. L’oxygène ne tombe pas du ciel, il a été fabriqué. Et l’enjeu est d’entrer en relation avec les fabricants, les artificiers (Latour n’utilise pas ce terme), rien moins qu’inventeurs de leur propre subsistance, non pas comme des atomes individuels, mais toujours finalement en vie avec d’autres, enchevêtrés, virus compris. Il ne s’agit plus de se retrouver face à une distante Nature, doué d’une quelconque force d’extraction de ses ressources. Nous ne sommes plus un empire dans un empire : il nous faut lister dans la bulle terre nos attachements, nos appartenances, nos interdépendances avec toutes les entités qui l’ont façonnée et la façonnent. C’est peut-être une histoire d’amitié : qui sont les amis, qui sont mes ennemis ? Latour n’utilise pas le mot amitié, mais apparaît bien celui d’ennemi. Nous le rajoutons, on ne sait jamais, existait bien dans les foires médiévales l’idée d’une Philia qui unissait les marchands et les voyageurs. Sachant que nous ne pouvons pas vivre sans amis. Voilà que faire un évènement aurait la belle tâche de décrire les amitiés.

Latour le dit ainsi « Lister ses appartenances ». Dresser une telle description, c’est pouvoir comprendre ce qui fait chanter l’oiseau migrateur, comprendre « ce dont il se nourrit, pourquoi il migre, sur combien d’autres vivants il doit s’appuyer et quels sont les dangers qu’il doit affronter au long de ses parcours » écrit Latour s’inspirant du travail sur les oiseaux de Vinciane Despret[2]. Nous prenons cet exemple d’autant plus que les participants des évènements sont bien eux aussi des oiseaux migrateurs. La profession d’ailleurs oublient un peu trop de prendre en compte les routes qu’ils tracent d’un évènement à l’autre et du réseau des croisements qu’ils créent ainsi à travers le monde. Est-ce que cela ne pourrait pas servir : organiser des proximités, des rencontres pour comprendre. Ce n’est pas loin du tout de ce qui se dit de temps en temps, et peut-être de plus en plus, que les évènements peuvent être des instances de configuration de champs d’activité, des espace-temps de description de scènes de nouveaux marchés, d’industries naissantes, avec leurs acteurs, leurs flux, leurs choses, leurs territoires, leurs lignes technologiques, leurs interactions et leurs batailles. Il faudrait relire le travail récent par exemple des sociologues Guillaume Favre et Julien Brailly sur les rapports de forces entre les acteurs minoritaires et les grandes majors sur les salons de distribution de films télévisuels en Afrique[3].

 

[1] Op.cit. p.45

[2] Ibid. p.95

[3] BRAILLY Julien, FAVRE Guillaume, « Salons et définition de normes marchandes : Le cas de la distribution de programmes de télévision en Afrique sub-saharienne », L'Année sociologique 2015/2 (Vol. 65), p. 425-456

Et la leçon de Latour ouvre un passage lorsqu’il parle d’économie. L’Economie devient, dans la mutation provoquée par le confinement, superficielle, pour laisser voir sous elle la situation réelle, les subsistances des formes de vie de Terre, les conflits et le « flot des choses ». Evidemment cela pourrait sembler d’abord, aux professionnels de l’évènement d’aujourd’hui, une provocation surtout pour ceux qui organisent des salons, haut-lieu apparemment du business. Mais là encore, le monde des salons, et plus largement des évènements, est-il bien simple lieu de l’économique ? Il vaudrait le coup de dire que non. Si les foires sont bien marchandes, elles ne sont pas règne seul de l’économique, mais bien encastrement de l’économique, dans le social, le culturel, le politique et vice-versa. L’économique n’est pas premier, malgré les contrats qui peuvent s’y signer. Leur force tient sans doute à ce qu’ils tirent l’économique sur un terrain impur, ajusté avec les autres dimensions de la vie et de la cité. Il serait même possible de dire que les atouts des foires, salons et congrès reposent en partie sur leur puissance de ré-encastrement d’un économique dans le social, une machine de remise en situation. Ou il faudrait le dire ainsi : un enseignement est de se dire que l’enjeu des professionnels de l’évènement est d’orienter de plus en plus leur activité hors de l’économique pur. Il ne s’agit pas d’une sorte de romantisme social, plutôt de lever le voile d’une grille d’analyse qui ne laisse pas voir les batailles multiples, les rapports de forces, les relations entremêlées sur les évènements. Or c’est cela qui se passe et qui explique pourquoi les voyageurs voyagent. Mais ce disant, nous ne sommes pas bien loin de ce que savent les plus anciens des Foires et Salons qui ont vu les grands mots de ROI (Return On Investment) donner leur tonalité dominante en proportion de l’appauvrissement en convivialité, vie sociale, implication politique de leur évènement ou en perte des dimensions rituelles[1].

La couche économique couvre les superpositions d’appartenance et des territoires des vivants que Latour appelle « holobiontes » qui emportent avec eux leur contexte et qui ne vivent jamais seuls. Et c’est alors qu’il écrit « Merci de m’indiquer le lieu, le moment, le jour, l’institution, la formule, la procédure, où nous allons pouvoir discuter de telles superpositions, limiter les empiétements ou permettre les compositions plus favorables à tous »[2]. N’est-ce pas là une demande d’organisation d’évènement. Ce serait aussi un gros rappel de ce que les professionnels de l’évènement savent au fond, mais peut-être d’autres ne le savent-ils pas ou plus assez, ou faudrait-il savoir mieux le dire et le faire entendre : les évènements sont des plans de composition, en tout cas ceux dont le monde maintenant a de plus en plus besoin. Comment se créent des plans de composition, des scènes où les batailles et les conflits peuvent se lire et se comprendre et les bons liens se tisser, les toxicités se mettre à distance.  Les organisateurs auront intérêt à cultiver un art de la composition, de devenir des compositeurs, certes pas de manière solitaire, mais en relation avec les parties prenantes du champ où ils opèrent. Cette technique ne leur est pas inconnue, au contraire. Elle peut orienter aujourd’hui leur choix stratégique.

Tout cela s’inclut dans l’évènement immense du nouveau régime climatique. Mais c’est aussi bien cela qui a un sens certain pour les professionnels de l’évènement. La question n’est pas seulement celle normative de la régulation des mécanismes de dépense et de gâchis sur les évènements, sur la mesure des sacrifices et des flambées qu’ils permettent, dans les rites sociaux qu’ils sont, mais aussi ce qu’ils rendent possibles des expériences de proche en proche, des contaminations qu’ils facilitent entre les acteurs du réseau Terre.  Peut-être lisons nous en crabe, parce que cela nous arrange, mais il est peut-être possible de conclure que les sociétés auront besoin des évènements pour achever leur mutation terrestre, pour construire leur croisement, leur mycellium d’attachements et se nourrir les unes les autres dans les confins de Terre qui n’est pas infinie. Nous sommes dedans confinés dans Terre et les évènements peuvent être des dehors intérieurs possibles, des tunnels de nouvelles proximités d’où peuvent passer les métamorphoses du monde, des zones de friction pour reprendre une autrice voisine de Latour, l’anthropologue Anna Tsing[3] .

 

[1] LITRE VALENTIN Laura, LARQUET Vincent, BADOT Olivier, 2020, Vers une incontournable refondation de l’événement ?, In Bunkanwanicha, P., Coeurderoy, R., and Ben Slimane, S. Editor (Ed.), Managing a Post-Covid-19 Era, ESCP Impact

[2] Ibid., p.99

[3] TSING Anna Lowenhaupt, Friction, Délires et faux-semblants de la globalité, Editions de La Découverte, 2020

En tout cas, il serait possible de dire qu’une société qui se priverait trop longtemps de ses zones de contamination terrestre, que sont les évènements organisés, se priverait d’ouvrir les voies d’affrontement de l’évènement en cours du nouveau régime climatique. Bruno Latour évoque les « liens qui libèrent ». Autant donc penser et fabriquer des évènements à liens qui libèrent : l’une des orientations des évènements, des foires, salons et congrès est de devenir (et au fond, à relire un peu leur histoire, à redevenir) bien plus politiques qu’ils ne sont. Cette piste est autant l’affaire des professionnels de l’évènement que de leur commanditaires et participants économiques, scientifiques et techniques ou bien sûr politiques. Et cette libération n’est pas la grande échappée, mais plutôt dans la réponse à la question « où sommes-nous ? ». La profession, peu amoureuse des abstractions, pourrait là s’y retrouver, qui sait planter ses tentes, monter ses mondes, construire les conditions des interactions et des relations, entre personnes, choses, temps et espaces sans jamais oublier de sentir et d’éprouver la situation. Elle doit juste aller plus loin qu’elle-même, autrement dit avec l’avantage de ne pas s’être infidèle.n

Tag(s) : #LES CAHIERS, #Eventprofs, #Nundinotopia
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