Cet entretien a aussi été publié dans les CAHIERS N°5 (voir ICI)
GRAND ENTRETIEN
AVEC ANDRE TORRE
Socio-économiste, Directeur de Recherche à l’INRA AGRO PARISTECH
André Torre, à l’aide de son concept de « Proximité Géographique Temporaire », donne une place aux Foires, Salons et Congrès dans les théories économiques actuelles. Son travail est peu connu par les professionnels de l’évènement. Ils pourraient utiliser pourtant ses travaux pour penser plus précisément leur rôle dans le développement de l’innovation des entreprises, celui des territoires et même celui de la Recherche. André Torre est finalement d’autant plus proche des professionnels qu’il est lui-même organisateur d’un congrès scientifique international de près de 1000 personnes.
I. A la découverte des recherches sur les proximités...
Les Cahiers : Comment peut-on décrire l’ensemble de vos recherches ?
Depuis une trentaine d’années, je suis un économiste et en particulier, on pourrait dire aujourd’hui, un socio-économiste, même si j’ai été dans ma jeunesse économiste formalisateur. Je suis plutôt quelqu’un qui s’intéresse à l’économie, mais de manière large, c’est-à-dire, à la frontière avec des disciplines comme la sociologie et la géographie.
Je m’intéresse à tous les phénomènes qui ont à voir avec les questions d’espace, de territoire, avec des champs d’actions plus particuliers, à l’intérieur de ce qu’on appelle la science régionale.
Qu’est-ce que la science régionale ?
C’est un terme un peu connoté, qui date des années 1950-1960. C’est tout ce qui concerne les dimensions territoire et espace.
Au début, je me suis surtout intéressé à la question des entreprises, des firmes, parce que je viens de l’économie industrielle. J’ai regardé comment les firmes fonctionnaient entre elles, quel intérêt il y avait pour les firmes d’être les unes à côté des autres, en particulier en relation avec les questions de clusters, de technopôles, de pôles de compétitivité, etc…
Ensuite, je me suis intéressé au lien entre l’innovation et le local : à quel point il importe, pour innover, de ne pas être trop éloignés les uns des autres ; quelle était l’importance de la distance, de la proximité.
Et plus tard, à partir de la fin du XXème siècle, début des années 2000, j’ai commencé à travailler sur les questions de conflits, en particulier toutes les problématiques de conflits dans les territoires, conflits de voisinage liés aux pollutions, à l’étalement urbain, à l’installation de nouvelles infrastructures. Il s’agit encore d’une dimension très territoriale, très locale.
Et puis dernièrement, dernière thématique, je travaille sur le développement territorial. Cela couvre un peu toutes les autres choses finalement : comment est-ce qu’on peut faire pour développer les territoires, sur quelles bases de production, sur quelles bases de gouvernance du territoire, sur quelles bases d’innovation on doit compter pour faire du développement de territoire ?
« Nous nous sommes vite aperçus que la proximité géographique ne suffisait pas. Quand on regarde les tentatives de créer des technopôles, dans les années 1990, des clusters, des pôles de compétitivité, de mettre des entreprises et des laboratoires au même endroit, ça marche une fois sur cinq. » |
A travers toutes ces thématiques, reviennent régulièrement les approches de la proximité. Depuis plus de 25 ans, je travaille, et d’autres avec moi, sur les différentes formes de proximités et le rôle qu’elles jouent dans les relations économiques et sociales. Voilà mon parcours.
Quelles sont les différentes dimensions des proximités ?
Quand nous avons commencé à travailler sur les proximités, moi et puis d’autres, nous étions un petit groupe de six personnes, des économistes. Nous nous sommes dit qu’il fallait réfléchir à des phénomènes que nous ne comprenions pas, en particulier les phénomènes de technopôles, de clusters : pourquoi ça existait ? Pourquoi y avait-il une vertu à mettre des entreprises les unes à côté des autres ? Cela produisait de l’innovation, avec parfois des choses très bonnes, comme la Silicon Valley ou Sophia Antipolis, - à l’époque je travaillais à Sophia Antipolis -. Et en même temps pourquoi cela ne réussissait-il pas toujours ? Il fallait trouver une explication à cela. On se bornait à l’époque à décrire de manière un peu magique : mettre des choses les unes à côté des autres suffirait. Souvent les politiques publiques suivaient cette manière, et elles n’ont pas beaucoup changé. Assez rapidement s’est imposée l’idée qu’il fallait une conjonction de deux types de proximités.
D’un côté, il fallait de la proximité géographique, c’est-à-dire simplement le fait d’une distance faible entre deux personnes, deux entreprises, deux laboratoires, etc. Mais cela ne suffit pas : par exemple, quand je dois aller à Paris-Saclay, pour m’occuper de la Maison des Sciences de l’Homme que je dirige, de chez moi, je mets deux heures et quart. Et quand je dois aller à Lille, je mets une heure et quart, une heure et demie. Pourtant la Maison des Sciences de l’Homme est tout près, à 20 km, et Lille est beaucoup plus loin. Mais un TGV m’amène à Lille alors que pour aller à Saclay, je prends un tramway, puis un métro, puis un RER, et après encore un bus, donc c’est très long. En revanche les coûts sont différents : quand je vais à Saclay, cela ne me coûte rien parce que j’ai un abonnement, et quand je vais à Lille Aller-Retour, cela me coûte 200 €. Donc la proximité géographique n’est pas seulement une question de distance. Il lui faut également des composantes sociales, socio-économiques : est-ce qu’il y a une route entre deux endroits, une voie de chemin de fer, et combien ça coûte de l’un à l’autre ?
D’un autre côté, nous nous sommes vite aperçus que la proximité géographique ne suffisait pas. Quand on regarde les tentatives de créer des technopôles, dans les années 90, des clusters, des pôles de compétitivité, de mettre des entreprises et des laboratoires au même endroit, ça marche une fois sur cinq. Souvent ça échoue. Pourquoi ? Ce n’est pas parce qu’on se met à côté, que l’on fait des beaux mariages, qu’il se passe des choses. Il y a autre chose : importe un autre type de proximité, non spatiale, non géographique, qu’on appelle la proximité organisée.
Qu’est-ce que cette la proximité organisée ?
« Il y a donc deux types de proximité : géographique et organisée, et la conjonction des deux fait le succès de certaines zones comme les clusters, les technopoles, la Silicon Valley, Sophia Antipolis et autres. Mais elles ne sont pas toujours là en même temps. Et elles peuvent exister indépendamment. » |
Ce sont entre les personnes des liens non obligatoirement spatiaux ou géographiques. Par exemple, quand je dis que je me sens proche de quelqu’un, cela ne veut pas obligatoirement dire que j’habite dans la même pièce que lui. Cela peut vouloir dire, par exemple, que je me sens proche de ses idées ou affectivement. Quand on parle de ses proches, de sa famille et autre, cela ne signifie pas ceux qui vivent dans le même appartement que soi. Ils peuvent être à des milliers de kilomètres.
Cet autre type de proximité, la proximité organisée, est fondée sur deux dimensions. La première est une dimension d’interactions, de réseau, avec les gens avec qui on travaille, on communique. On partage des interactions de différents types, cela peut être proche ou à distance. Par exemple, mes collègues scientifiques qui étudient les mêmes sujets que moi, qui sont en France, à l’étranger, etc : j’échange sur plein de sujets avec eux. La deuxième est une dimension de partage des valeurs, par exemple, entre des gens qui ont la même culture, les mêmes origines, la même religion, des choses comme cela. Là je partage des valeurs, même si je ne les ai jamais vus, même si je ne les connais pas. Je vais me retrouver facilement en communion avec eux parce que nous avons des valeurs communes. Par exemple, je suis Corse et quand je rencontre d’autres Corses, nous faisons partie d’une diaspora, quelque chose qui nous lie et qui facilite le premier contact. Après on peut bien ne pas s’entendre, mais au début, cela facilite le premier contact.
Il y a donc deux types de proximités : géographique et organisée, et la conjonction des deux fait le succès de certaines zones comme les clusters, les technopoles, la Silicon Valley, Sophia Antipolis et autres. Mais elles ne sont pas toujours là en même temps. Et elles peuvent exister indépendamment.
Imaginons un quartier dans lequel les gens se sentent bien, ils sont dans un espace resserré, ils partagent des valeurs, ils interagissent, etc… et les deux types de proximités sont réunies. Mais l’une peut fonctionner sans l’autre. Vous pouvez avoir des gens qui sont au même endroit mais qui n’ont pas d’interactions entre eux. Je donne toujours l‘exemple de mon voisin du dessus : il est dans la même salle-à-manger que moi, à 2,5 m au-dessus de moi, mais je ne le rencontre que trois fois par an dans l’ascenseur. Donc nous sommes proches géographiquement, mais rien d’autre. Pour la proximité organisée, cela peut être aussi vrai, on peut avoir des gens qui sont à des grandes distances, dans des réseaux de connaissances, d’acteurs, qui ne sont pas du tout localisés au même endroit, et qui travaillent très bien ensemble.
II. Vers les Proximités Géographiques Temporaires
Venons-en, si vous voulez bien, parmi ces proximités organisées, à celles que vous avez nommées les Proximités Géographiques Temporaires (PGT)
Dans les années 2000, une journaliste scientifique, Frances Cairncross, écrit un livre intitulé « la mort de la distance »[1] : elle affirme que maintenant on n’a plus besoin d’espace, on n’a plus besoin de la géographie, c’est la mort de la distance, tout peut se faire finalement à distance avec le développement des Technologie d’Information et de Communication (TIC), on n’a plus besoin d’aller voir les gens, on aura du télétravail, des réseaux sociaux (NDR : digitaux), des pratiques à distances, etc… Et nous, dans le groupe Proximités, et d’autres parallèlement, comme Harald Bathelt au Canada, comme Marcela Ramirez-Pasillas[2] en Finlande, nous avons commencé à travailler sur ces communautés de pratiques à distance. Nous nous sommes aperçus qu’à un moment donné, les gens avaient besoin de se rencontrer, même si, une grosse partie de leur temps, le travail se faisait à distance par la proximité organisée.
Airbus est un très bon exemple. Quand Airbus fait un avion, le moteur est fabriqué en Angleterre, les ailes en Allemagne, la carlingue aux Pays-Bas et en Espagne, et puis tout cela est assemblé à Toulouse. Les ingénieurs vont travailler à distance. Ils échangent par des mails, des réseaux sociaux, des bases de données dédiées, mais ils ont besoin de se voir. Quand ? D’abord, au début du projet ils ont besoin de se voir pour se mettre d’accord sur certains protocoles, les techniques, et aussi pour se connaître et se faire confiance. Et Airbus construit des hubs, des lieux provisoires dans lesquels sont rassemblés, au début du projet, les principaux protagonistes pendant un mois, deux mois, trois mois : ils échangent entre eux, et une fois qu’ils sont bien d’accord, ils se séparent et peuvent travailler de leur côté.
Ils ont également besoin de se voir une ou deux fois par an. Dans tout projet de ce type-là, des rencontres temporaires sont prévues pour rediscuter des points chauds mais également pour réassurer leur confiance. Les gens ont besoin de boire des verres ensemble, de manger ensemble, de se taper sur le ventre et sur le dos, de passer un moment ensemble pour relier des choses.
Et c’est enfin encore le cas pour les gros conflits, - les petits conflits peuvent se résoudre à distance - : tout le monde se rassemble, au moins une partie des gens : les gros conflits se règlent en face à face. Cela signifie qu’à certains moments, on a besoin de la proximité géographique. De là provient la thématique, le concept, de Proximité Géographique Temporaire.
Cairncross a donc en partie tort. L’espace continue à compter même dans ce type de projets, mais il ne compte plus de la même manière, il n’a plus la puissance qu’il avait avant. Il est toujours extrêmement important, mais sa prégnance se transforme. C’est cela la proximité géographique temporaire. C’est aussi ce que j’ai vu, moi, dans les congrès, sur les projets de recherche européens.
[2] RAMÍREZ-PASILLAS, M. (2010). International trade fairs as amplifiers of permanent and temporary proximities in clusters Entrepreneurship and Regional Development, 22(2), 155-187.
RAMÍREZ-PASILLAS, M. (2008). Resituating Proximity and Knowledge Cross-fertilization in Clusters by Means of International Trade Fairs European Planning Studies, 16(5), 643-663.
« Dans tout projet de ce type-là, des rencontres temporaires sont prévues pour rediscuter des points chauds mais également pour réassurer leur confiance. »
III. La place des Foires, Salons, Congrès dans la Recherche
Vous avez été l’un des rares à citer, à mettre dans vos textes le mot « salons », en fait « trade fairs », vous êtes l’un des rares à le faire.
Harald Bathelt a su le faire, avec son doctorant. Mais c’est tout, et nous ne devons pas être très nombreux, trois ou quatre peut-être.
C’est très important. Quand on lit Braudel sur les échanges marchands au 15ème siècle, les foires sont très importantes. Aujourd’hui, quand on fait de l’économie, les foires comptent moins, en tout cas, on n’en parle pas, et alors qu’il n’y a jamais eu autant de foires et salons qu’en ce moment, qu’ils n’arrêtent pas de se développer. Les Chinois sont en train de construire les plus grands parcs du monde, devant les Allemands et on n’a jamais fait autant de congrès, …
Braudel parlait des foires, mais l’analyse de Braudel a été ramenée, dans le monde dans lequel je vis en tout cas, à celle des villes. Ce qui est devenu important, c’est la ville, la ville-foire. On finit par oublier cet aspect des foires proprement dit pour garder celui des villes comme endroits où on faisait des échanges, des interactions, etc. La dimension de la foire a été largement oubliée, ou alors elle apparaît comme anecdotique.
Quand j’ai commencé à travailler, cette dimension de la proximité géographique temporaire m’est apparue importante. J’ai commencé à réfléchir à différents exemples, dont un que je connais bien, celui des congrès scientifiques.
Que se passe-t-il dans les congrès scientifiques ? C’est un peu comme dans les foires, comme quand je vais aller à la Porte de Versailles, pour le Salon de l’Agriculture. Dans quel but fait-on des congrès scientifiques ? Pour que les gens se rencontrent scientifiquement, certes, mais il n’y a pas que cela. Apparaît une deuxième dimension, celle des appels d’offre, des grands projets, de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR), de l’Europe, où finalement on fonctionne comme Airbus : au début on se voit tous ensemble, on définit ce qu’on va faire, le protocole, et après on se voit chaque année, le reste du temps, on communique à distance.
Finalement, deux grandes familles de projets peuvent se distinguer : celle des projets qui se développent et où on n’a pas besoin de se voir et celle des projets pour lesquels les communautés ont besoin de se voir à des moments réguliers. C’est dans cette dernière qu’apparaissent les foires et salons ou les congrès.
Mais c’est également là que l’on peut classer certaines pratiques des parcs thématiques. J’avais été frappé de lire que dans les parcs Disney, les communautés, comme la communauté libanaise ou autre, se donnaient rendez-vous pour se marier et se retrouver. Les communautés, les diasporas, les gens qui sont un peu partout, se retrouvent au même endroit, puis après ils repartent. Pourquoi les gens vont-ils dans les parcs Disney pour se marier ?
Les gens ne vont pas seulement regarder Mickey, ils vont aussi faire autre chose, ils profitent de ce qu’Harald Bathelt appellerait un Cluster temporaire, ils profitent de ces lieux. Ces lieux ont des fonctions propres, et les gens les utilisent pour faire plein d’autres choses.
C’est pareil pour les congrès. Je suis Président de l’European Régional Science Association[1] et tous les ans nous avons un congrès. Cette année, il sera à Lyon, il est rarement en France. Environ un millier de scientifiques y viennent. Bien sûr ils présentent leur papier, mais ce n’est pas tellement pour cela qu’ils sont là pendant la semaine du congrès, mais pour faire plein d’autres choses ensemble. Ils profitent de cette occasion. Et nous, nous leur offrons l’occasion de ce hub, comme un salon, une foire sont des hubs qui offrent différents types de possibilités.
Comment se fait-il justement que les foires, salons et congrès suscitent si peu l’attention des chercheurs, alors qu’ils sont si importants pour la science. Les scientifiques ont besoin de se rencontrer, les entreprises aussi, il n’y a pas un domaine d’activité humaine qui ne soit pas l’objet d’un salon ou d’un congrès. Donc comment se fait-il qu’il y ait autant de foires, salons et congrès, qu’ils soient si importants dans chacune des communautés, des diasporas, des réseaux humains et pourtant que cela n’intéresse que très peu de chercheurs ?
Je n’ai pas vraiment de réponse. J’ai une hypothèse. Si je prends mes propres travaux : ceux sur les proximités organisées et les proximités géographiques organisées ont eu un fort retentissement, et ils l’ont toujours, par contre ceux sur la proximité géographique temporaire, et je continue à travailler dessus, ont eu un retentissement bien moindre, qui reflète exactement ce que vous dîtes. Les chercheurs se sont emparés du sujet de manière beaucoup plus modeste.
Mon hypothèse est que ces échanges sont jugés moins nobles. N’apparaît pas la noblesse de la production d’un bien qui va se construire le long d’une chaîne de production, ou alors de celle d’un savoir, d’une connaissance qui est élaborée, co-construite. Et on ne va pas dire que l’on vient dans un salon pour co-construire une connaissance, il n’y a pas le temps.
Donc ces types d’échanges sont jugés moins nobles, moins intéressants que des productions de biens et ou de connaissance, auxquelles on peut associer son nom.
[1]https://ersa.org/ et l’adresse du congrès qui a lieu à Lyon en 2019, du 27 au 30 août, sur le Campus de l’Université de Lyon : https://ersa.eventsair.com/59th-ersa-congress-lyon-27-30-august-2019/. Le thème est : “Cities, regions and digital transformations: Opportunities, risks and challenges”. 850 participants sont annoncés.
J’entends bien cette hiérarchie, en même temps les FSC ont regagné une espèce de modernité, parce qu’on n’a jamais parlé autant des réseaux sociaux. Deux jeunes sociologues français se sont d’ailleurs intéressés au sujet, Guillaume Favre et Julien Brailly[1]. Mais ils sont rares. Et puis en même temps, en économie, on n’a jamais autant parlé des plateformes, les fameux two-sided markets, et les Foires et Salons sont aussi des plateformes bifaces. Même Jean Tirole dans ses articles sur le sujet en parle à peine. Donc malgré ses deux incises sur deux champs qui ont le vent en poupe, les réseaux sociaux et les plateformes, et bien toujours là, ça ne passe pas ?
Parce que ce n’est pas considéré comme un sujet lettré. Il y a un côté mercantile, très quotidien. Je le vois assez bien. Dans un tout autre domaine, l’économie agricole, le phénomène est semblable. Il est très peu considéré par les économistes. C’est toujours plus glorieux de travailler sur une entreprise qui produit même de l’acier ou des voitures que sur une entreprise qui produit du grain, du blé ou des légumes. Un économiste qui veut avoir pignon sur rue ne travaillera jamais sur l’économie agricole. Les Foires et salons, c’est un peu la même chose, ce n’est pas très noble, ça a un petit côté grouillant, un peu le souk.
En revanche on parle un petit peu plus des expos universelles …
Oui, c’est vrai
Surtout les historiens et quelques géographes…
Existent quand même chez les économistes des travaux sur l’impact des expos universelles, un peu comme sur les JO. Est-ce qu’elles ont coûté très cher, leurs rendements, le fait qu’elles ont endetté durablement les villes qui les ont tenues, des choses comme cela.
Si on se concentre sur les congrès, les historiens de la culture savent raconter les combats de positionnement de nations sur la scène scientifique internationale à travers les congrès, comment telles disciplines, de paléontologie, de statistique ou autre se sont constituées lors de congrès, mais quand on lit un rapport sur la stratégie de recherche ou sur l’état de la recherche ou la structuration de l’innovation d’un pays, on ne verra pas une ligne sur les congrès ou alors éventuellement une petite parenthèse sur le fait qu’ils peuvent servir éventuellement pour le pilotage de la stratégie ou sur la communication. Comment cela se fait-il que les chercheurs s’intéressent très peu à l’outil congrès qui est pourtant essentiel à la structuration de leur pouvoir et de leur propre recherche, de leur propre communauté ? Cédric Villani dans son livre « Théorème vivant »[2] dit combien les discussions dans les couloirs de congrès ou d’université ou les échanges de mails, l’ont aidé dans sa créativité pour ses recherches, David Lodge avec « a small world »[3] parle un peu de cet univers-là, un des rares livres sur le sujet. Par exemple la France, si elle mettait dans sa stratégie de recherche, des lignes plus intégrées sur le rôle des congrès dans sa stratégie, peut-être aurait-elle une stratégie plus performante à l’échelle internationale, pareil pour l’Europe.
Je ne sais pas pourquoi. En revanche, je constate que quand on parle des congrès, c’est toujours en termes de communication, il faut aller communiquer ses recherches dans un congrès.
Il est assez révélateur que nous ne soyons pas financés pour aller discuter dans un congrès. Cela n’existe plus de nos jours. Quand j’étais plus jeune, on pouvait dire, je vais à tel endroit parce qu’il y a un congrès très intéressant et je vais aller écouter, m’instruire. Maintenant ce n’est plus admis, donc on ne vous financera pas. Il y a eu un changement, il faut absolument aller diffuser vos résultats, mais on ne considère pas la dimension apprentissage ou collecte d’informations.
Aujourd’hui, dans le congrès, on va aller communiquer nos recherches, dans une logique du ranking, et d’excellence : si c’est un congrès de haut niveau, c’est bien ; ou si on est sélectionné dans une section spéciale dans laquelle un rapporteur va avoir lu son papier, quelqu’un l’aura discuté, au-delà de la simple audience qui va écouter.
Cette dimension-là elle est très valorisée, en revanche ce qui se passe dans les couloirs n’est jamais valorisé, n’est jamais intégré. Il n’est pas possible de dire dans un rapport de recherche que je suis allé à quinze conférences sur le sujet qui m’intéressait. On va me dire que j’aurais mieux fait de rester dans mon labo pour travailler. Même si je l’avais fait, ce ne serait surtout pas une chose à dire. Et donc ce n’est absolument pas valorisé, même si de facto les chercheurs expérimentés savent bien qu’ils ont besoin de cette dimension, que beaucoup de choses se passent dans les couloirs. Les jeunes chercheurs le savent aussi parce que finalement c’est aussi pour eux une manière de se faire connaître et de connaître les chercheurs expérimentés, d’arriver à les accrocher, de parler avec eux, de rentrer dans leur monde, et là c’est le truc à la Lodge, de rentrer dans leur petit milieu.
« Même nous, le groupe Proximité, nous identifions bien, quand nous racontons notre histoire, des moments cruciaux, des congrès qui nous ont permis d’exister, dans lesquels les gens qui s’intéressaient à notre sujet venaient : nous maîtrisions ce champ et nous le faisions nôtre... » |
Il est aussi bien identifié que, autour de tel congrès, des communautés, à un certain moment, se sont constituées ou a émergé telle idée. Il existe des récits autour de cela, qui concernent la constitution d’un paradigme. Même nous, le groupe Proximité[4], nous identifions bien, quand nous racontons notre histoire, des moments cruciaux, des congrès qui nous ont permis d’exister, dans lesquels les gens qui s’intéressaient à notre sujet venaient : nous maîtrisions ce champ et nous le faisions nôtre. L’analyse paradigmatique dans les termes de Kuhn, de Lakatos, sur les manières de constituer un paradigme, une science normale, en se faisant des alliés, en définissant une thématique de base, est bien faite. En revanche, l’analyse des échanges, de la manière dont les gens se rencontrent, de la nécessité de se voir, etc, elle n’est pas faite.
IV. Développer de la recherche dans les Foires, Salons, Congrès
Avec la notion de PGT, vous donnez un statut théorique aux foires et salons. Et puis c’est intéressant parce qu’on voit bien dans la vie de tous les jours que les clusters, au bout d’un moment, finissent par se dire, « bon, qu’est-ce qu’on fait comme évènement, comme salon ? Quelle image avez-vous de la perception de vos travaux par la profession des FSC ? Avez-vous eu des échos à part notre discussion d’aujourd’hui ?
Très très limitée, j’ai rencontré des gens comme ça qui m’ont dit qu’ils en avaient entendu parler, mais c’est une perception extrêmement faible.
Vous n’avez jamais cherché à rencontrer les organisateurs de salons ?
Non, pour des raisons un peu contingentes. Etant à l’INRA, ce n’est pas mon sujet de recherche principal. Mon travail a une dimension théorique et il a une dimension de terrain d’études, déterminée par mes missions et c’est pour cela que je suis payé. En tant que chercheur et directeur de recherche, on me demande de travailler sur les espaces ruraux, sur la méthanisation par exemple, et pas de travailler sur les foires et salons. Donc jusqu’à présent, cela n’a pas été le cas, et comme je n’ai pas été sollicité pour le faire, je ne m’y suis pas penché par moi-même, pour des raisons purement contractuelles.
« (Les gens) ont besoin d’entendre comment l’autre parle, de le regarder dans les yeux, de voir vraiment comment il est, et ces trucs-là ne passent pas véritablement très bien par les écrans. (…) Ce sont là comme des micro coups de foudre. » |
En revanche, évidemment cela m’intéresserait dans le futur, par exemple d’aller regarder ce qui se passe à différents endroits, pourquoi pas au salon de l’agriculture d’ailleurs, ce serait un endroit qui combinerait les deux dimensions (NDR : salons et thème de l’agriculture). Mais d’abord il faut des moyens pour le faire. Vous voyez, ce sont pour des raisons conjoncturelles, alors que quelqu’un comme Harald Bathelt qui, lui, est universitaire, peut choisir plus facilement de travailler sur ce qui l’intéresse. C’est pour cela qu’à un moment donné, il a pu convaincre des personnes de financer des thèses sur les salons et avoir des moyens d’enquêter. Si j’avais dit à l’INRA il y a quelques années, je vais travailler sur les foires et salons, on m’aurait répondu : « écoute, calme-toi et va regarder comment ça se passe dans l’agriculture ».
Si vous aviez du temps et des moyens, quels seraient les sujets sur les Foires et salons qui vous paraîtraient intéressants de creuser ?
Moi, j’aimerais bien savoir plus précisément pourquoi les gens viennent. J’ai lu des articles sur les foires et salons qui donnent des raisons. Apparaît d’abord une dimension physique et d’expérience comme on dit : c’est intéressant de toucher une voiture, de s’asseoir dedans, moyen par lequel un consommateur potentiel vient se renseigner, au Salon du Chocolat, vous allez manger du chocolat, …au Salon de l’Agriculture, voir des animaux, manger du fromage, sentir les odeurs, etc.
Du côté des professionnels, pourquoi viennent-ils au sein des salons ? Là encore apparaît une dimension qui est de cette même nature : on va voir les produits, on va voir l’innovation, des choses comme ça. Mais on peut éventuellement venir aussi pour copier les autres, pour les imiter. Cette dimension est importante : essayer de piquer aux concurrents leurs idées, leur connaissance, de leur voler des choses.
Et puis émerge une dimension beaucoup plus liée aux interactions humaines : on se rencontre, on discute, on peut avoir l’occasion d’élaborer des choses ensemble, on va en profiter pour connaître les gens, y compris ses concurrents. Cela est important : on va profiter des évènements pour faire autre chose. C’est un peu comme les gens qui viennent chez Disney pour se marier. On va être à la foire, au salon ou au congrès, on va faire ses affaires, on va faire son business, on va aller voir les produits, et puis en même temps, on va en profiter pour avoir des réunions à côté, par exemple, louer des salles pour discuter avec des gens, pour faire des évènements à l’intérieur du grand évènement, on va en profiter aussi pour se rencontrer et élaborer des projets futurs, pour nouer des collaborations futures.
Pour moi, toutes les dimensions sont dans les foires et salons et recoupent en partie celles des congrès scientifiques. Dans notre congrès, on se débrouille pour qu’à l’intérieur de notre grand évènement il y ait des petits lieux où les gens qui travaillent sur le même sujet puissent se voir pendant deux ou trois jours et discuter ensemble. A la limite, ils n’ont pas besoin de louer des lieux, on s’occupe de toute cette organisation et, eux, ils font leur micro congrès à l’intérieur du gros congrès. Je pense qu’il y a des dimensions de cette nature-là dans les congrès, dans les foires et salons professionnels.
Donc j’aimerai investiguer ces différentes dimensions et les objectiver.
Ce qui est intéressant dans votre notion de PGT, c’est que vous faites une sorte d’articulation entre le monde économique et le monde social, ce qui permet d’insister sur le fait que dans les salons et congrès, il y a réencastrement ou un encastrement de l’économique dans le social, ce qui n’est pas le discours de tous les jours, souvent on les sépare. Les professionnels des foires, salons et congrès, eux, savent bien que la convivialité est importante, ils le disent tous, ce sont en général des passionnés, en revanche, ils ne font pas cette articulation, ils sont de plus en plus orientés sur l’économique pur, le ROI, ils ont un discours assez orienté sur la performance économique.
Erreur.
Est-ce qu’aujourd’hui l’encastrement de l’économique dans le social est de plus en plus important ou pas et est-ce que c’est cela qui expliquerait la croissance des Foires et Salons aujourd’hui ?
Moi, je ferais l’hypothèse que non, il n’est pas plus important qu’avant. Par contre, l’hypothèse que je ferai, c’est qu’au quotidien, il y a une déconnexion et une perte de sens social et que les foires et salons viennent combler ce déficit, ou au moins cette diminution de sens social, et permettent de le réactiver.
Et donc on va dans ces lieux pour avoir des interactions sociales, dans une certaine mesure, en accéléré. Pendant trois jours, des gens vont distribuer plein de cartes de visite, voir plein de monde. Vous avez de nombreux contacts avec des personnes différentes, plein d’interactions sociales, qui ne vont sans doute pas se concrétiser tout de suite, mais vous avez un moment d’une espèce de concrétion de ces interactions sociales qui, d’habitude, se perdent un peu au quotidien. Là vous ouvrez votre panel d’interactions. C’est extrêmement important.
Si vous voulez, il n’y a pas qu’une dimension sociale, il y a aussi une dimension psychosociale : clairement les gens, pour fonctionner ensemble, pour se faire confiance, pour élaborer des choses vraiment importantes, ils ont besoin de se voir, ils ont besoin de sentir les odeurs. Il y a même des notions de phéromones. Ils ont besoin d’entendre comment l’autre parle, de le regarder dans les yeux, de voir vraiment comment il est, et ces choses-là ne passent pas véritablement très bien par les écrans. « Ah il est sympa celui-là, oh celle-là quelle pimbêche, etc… ». Ce sont là comme des micro coups de foudre. Je ne suis pas un psychosociologue, mais j’ai travaillé avec des psychosociologues justement pour me faire expliquer ces dimensions, avec notamment l’école de Moscovici, et des comparaisons avec les comportements animaux. Donc ces lieux sont importants : à partir du moment où il y a une perte de sociabilité au quotidien, ces lieux-là, comme les foires et salons, permettent de la retrouver de manière un peu compressée, de manière forcée.
En début d’entretien, vous parliez des clusters, des technopoles et de développement économique et territorial, est-ce que les investissements des politiques aujourd’hui dans les parcs des expositions, - et il y en a de plus en plus, ou quand il n’y en a pas plus, il s’agit de rénovation -, peuvent être mis dans même lignée que ceux qu’ils font dans les clusters et les pôles de compétitivité ?
Ce n’est pas ce qu’ils diraient eux, pas du tout. Ce n’est pas comme cela qu’ils le vivent. Ce sont des mondes complètement séparés. Je dirais que les uns œuvrent pour la connaissance et le high tech, et les autres pour la commercialisation. On retrouve pour le chercheur le monde noble et le monde moins noble, dans le fantasme, celui qui conçoit la fusée et celui qui vend le tapis.
En tout cas ils ne se vivent pas dans le même monde. Les responsables des clusters ou de l’innovation, ils vivent dans un monde de high tech, de connaissance, les chefs d’entreprises se voient quasiment comme des scientifiques, pas loin. Ils appartiennent quand même à une élite de la société. Je ne suis pas sûr que les gens, je ne les connais pas assez, des foires et salons, se perçoivent ainsi. Ils se sentent sans doute bien du côté des affaires. Dans un cluster ou une technopple, on ne dira jamais « on fait de l’argent », on ne parle jamais comme cela, plutôt : voilà la valeur, le sens à donner, le high tech. Les mots employés ne sont pas du domaine de l’économique ou du bassement mercantile.
Dernière question pour ouvrir le débat, pour conclure, comment peut-on convaincre aujourd’hui des chercheurs de s’investir dans des recherches sur les foires, salons et congrès ?
En leur donnant de l’argent pour étudier ces phénomènes.
Si on leur donne de l’argent, cela suffira ?
Oui.
L’objet est suffisamment intéressant ?
Il n’y a pas que l’argent, ils préféreront s’intéresser à Ariane 5, mais s’ils sont financés, ils viendront les étudier.
Coordonnées de André TORRE
UMR SAR-APT Agro Paristech
Brève bibliographie
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