Les séries TV, un air de famille avec les Foires, Salons et Congrès

Ce que nos cousines peuvent nous apprendre

Séries TV, Foires, Salons et Congrès se ressemblent de bien des manières. Et comme les premières ont plus que le vent en poupe, les professionnels pourraient y retrouver, outre un peu d’espoir en ces temps pandémiques, quelques indications sérieuses de caractéristiques propices au succès dans notre présent…Le livre de la philosophe Sandra Laugier, « Nos vies en séries », sera notre guide.

Les séries TV et les Foires, Salons et Congrès ont un bel air de famille. Que se passerait-il si d’un coup les premières disparaissaient pour un temps indéterminé, peut-être même avec la crainte de ne pas les voir revenir, remplacées par une nouvelle technologie de divertissement ? Aïe. Ecran noir sur Game of Thrones, Casa del Papel, Gossip Girls, 24 heures chrono, Six feet under, Homeland, Dix pour cent, etc…Une grande coupure dans nos cœurs surtout. Nous sommes faits des séries que nous fréquentons, comme des foires, salons et congrès auxquels nous participons ou que nous contribuons à fabriquer. La philosophe Sandra Laugier dans son livre « Nos vies en séries »[1] nous fait sentir et penser combien les séries TV nous accompagnent des années durant et composent ce que nous sommes et faisons. Et à enquêter auprès des participants d’évènements qui se voient et revoient d’un évènement à l’autre, qui fréquentent chaque édition d’un salon, nous savons bien combien leurs souvenirs, leur vie personnelle et sociale sont enchevêtrements d’histoires de rencontres et de parcours. Je suis fait de foires, de salons, de congrès. Et si nous reprenions le mot italien « fieristico », pour la beauté du mot et pour l’importer en langue française : Je suis fiéristique, c’est -à-dire fait de séries de foires (de salons, de congrès). Nous (puisque les FSC sont des rencontres) sommes fiéristiques. Donc évidemment, une coupure, surtout si elle a la longueur d’une pandémie de COVID 19 (et il paraît que la grippe espagnole a duré 3 ans) met le Je/Nous à terre.

 

[1] LAUGIER Sandra, Nos vies en séries, CLIMATS, 2019

https://editions.flammarion.com/nos-vies-en-series/9782082105644

https://editions.flammarion.com/nos-vies-en-series/9782082105644

 

Il existe bien des salons où se marchandent des programmes de séries TV[1] (sans compter les évènements à l’adresse des fans). Deux jeunes sociologues en France, Guillaume Favre et Julien Brailly[2], en ont d’ailleurs fait un terrain d’étude sociologique pour y montrer les batailles entre les majors et les petits, la construction des normes et valeurs du marché de la TV, les scènes de ce champ d’activité et la construction de ses réseaux de salon en salon. Car une série de salons forment des réseaux, tissu de nos existences. Dans les plis mêmes de la réalité marchande des séries TV se trouvent des foires et salons qui y mettent en série les séries TV elles-mêmes, les producteurs et les diffuseurs. 

Et de l’apparition du cinéma sur les fêtes foraines du XIXe siècle[3] aux évènements sur les effets spéciaux ou la valorisation des lieux de tournage et, plus âprement et de façon ambiguë, aux discussions et querelles à Cannes sur la présence du streamer-producteur Netflix, difficile de dire que Foires, Salons et Congrès et Séries TV n’ont pas destins liés et cela au plus profond des chairs. Et cette liaison est d’autant plus trouble que les « streamers » et producteurs de séries concurrencent et menacent l’existence des salles obscures qui réunissent physiquement les spectateurs, quand aujourd’hui certaines craintes intensifiées par la pandémie questionnent parfois un peu vite l’existence « en présence » des foires, salons et congrès.

Et l’ambigu n’a pas de limite puisque les plus grands acteurs du digital utilisent et promeuvent aussi les évènements physiques. Et « Netflix » ou « Amazon » ne sont pas des plateformes si éloignées, au contraire, de celles que sont eux-mêmes les foires, salons et congrès[4]. La seule chose qui semble manquer aujourd’hui est la présence des Foires, Salons et Congrès dans les histoires des séries TV. Si le cinéma a souvent utilisé les fêtes foraines dans ses histoires, il l’a peu fait des foires, salons et congrès (le film de Coppola "The Conversation » offre sans doute une des séquences les plus longues, 10 minutes entièrement consacrées à la vie sur les salons[5]). Est-ce un cas similaire avec les séries TV ? Il nous faudrait interroger les afficionados. Et ce sera là un mystère, que nous garderons sous le coude, de cette drôle d’absence des FSC de la fiction cinématographique et télévisuelle quand ils sont pourtant lieux d’histoires et contributeurs de l’émergence des marchés des productions culturelles et créatives et de leurs technologies. 

Cet air de famille FSC-Séries TV est aussi un signe de grand espoir pour les professionnels des FSC. Nous n’imaginons pas les séries TV disparaître, alors qu’elles se multiplient à une échelle jamais vue depuis seulement une petite vingtaine d’années (nous n’oublions pas nos bons vieux Prisonnier – « Je ne suis pas un numéro, je suis un homme libre ! » !?, Chapeau melon et bottes de cuir, Starsky et Hutch, Wonderwoman ou Super Jaimie, ah ! Magnum, Dallas…) et que les films eux-mêmes n’arrêtent pas d’avoir leur version 2, 3, 4… La répétition, la mise en série a atteint avec la télévision (sous toutes ses formes) un maximum de diffusion qui rythme notre présent, au plus proche de notre vie quotidienne et de manière bien plus visible que le Boléro de Ravel, les boîtes de soupe d’Andy Warhol, ou la musique de Philip Glass. Et il faut explorer ce filon à l’heure de cette autre mise en série qu’est la pandémie du COVID 19 : diffusion virale ; initiation à grande échelle par chacun d’entre nous des mécanismes vaccinaux de l’Arn messager et des répétitions génétiques de notre propre corps ; passage de notre individualité à l’élément d’une population gérée par la biopolitique. Au fond la série est de notre temps et donc les Foires, Salons et Congrès le sont aussi.


[1] MIPTV (www.miptv.com/en-gb/what-is-miptv/mipdrama.html ), MIPCOM (www.mipcom.com ), NAPTE ( www.natpe.com/miami/ ), Los Angeles Screenings (http://lascreenings.org/LASI2019.html ). Et pour les fans de Sries TV, les évènements ne manquent pas, voir Roster Con - Comic Con & Anime, TV Show and Movie Conventions

[2] FAVRE Guillaume, Des rencontres dans la mondialisation Réseaux et apprentissages dans un salon de distribution de programmes de télévision en Afrique sub-saharienne, thèse pour l'obtention du Doctorat en sociologie, sous la direction d'Emmanuel Lazega, Université Paris-Dauphine, Décembre 2014 ; BRAILLY Julien, Coopérer pour résister, Interactions marchandes et réseaux multiniveaux dans un salon d'échanges de programme de télévision en Europe centrale et orientale, thèse pour l'obtention du Doctorat Spécialité Sociologie, sous la direction d'Emmanuel Lazega et Albert David, Université Paris-Dauphine, Décembre 2014

[3]  DE CASTRO Guillaume, Les foires, berceau de l’exploitation cinématographique, Silence moteur action, 17 janvier 2018, article, https://www.silence-moteur-action.com/origines-foraines-cinema/

[4] HALPERT Marc, Offene Systeme statt lokale Ereignisse: Events als Netzwerke, Gegenmacht und Wissensplattformen, Seiten 208-215, in Die Zukunft von Messen, Kongressen und Events, BORSTEL Peter (Hrsg.), TFI-Verlagsgesellschaft, März 2021

[5] Voir article dans Les Cahiers N°3, 2019 : Francis Ford Coppola nous fait gamberger sur les salons.

Mais pour cela il faut revenir à la base des plus antiques des Foires et marchés, leur cyclicité, qui définit encore aujourd’hui le régime d’apparition des éditions des foires, salons et congrès à travers le monde, le plus souvent annuel ou biennal. Il s’agit de comprendre combien la cyclicité des Foires, Salons et Congrès est une mise en série, à l’instar des séries TV et combien alors nous pourrions en tirer quelques leçons pour l’avenir des FSC dans notre monde bouleversé.

Les séries TV vont peut-être nous dire ce que nous savons déjà, mais que nous avons oublié, combien les FSC sont des histoires de notre présent et de nos présences. Mais pour cela il faut « revenir » à la répétition des FSC, car il n’est pas sûr que les professionnels intègrent tant que cela cette cyclicité de leur manifestation dans leur stratégie. Nous en voulons pour preuve l’importance grandissante que prend la notion d’ « Evènement », évènement comme « coup », une seule fois, qui devrait susciter et qui ne prendrait son sens que dans l’effet « wahou », l’impact énorme et instantané de son existence, sans faire fructifier plus que cela le fait que la manifestation reviendra. Pourtant une nouvelle édition aura lieu et les participants d’aujourd’hui sont en grande part ceux d’hier et de demain, la fidélité étant un des traits essentiels des FSC. L’enjeu est de comprendre combien l’ « évènement » des FSC n’est pas un mais plusieurs, n’est pas dans une édition, mais dans plusieurs, que l’évènement est une série, comme Game of Thrones vaut dans notre actualité comme série et non pas comme film unique ou que chaque nouveau film de Star Wars fait date d’être un nouvel « épisode ».

Une bonne manière de saisir cette idée peut être de faire un détour par la biologie végétale, avec le botaniste Francis Hallé quand il permet de penser différemment la nature de l’arbre que nous avons coutume très facilement de prendre pour une individualité, quand ce n’est pas bien sûr pour une personne avec son tronc, ses bras et sa verte chevelure.

Francis Hallé explique qu’un arbre est une colonie[1] ; il rassemble une série d’itérations. Imaginez un petit arbre en « Y » fait d’un tronc et de deux branches, sur une des branche pousse un autre « Y »  et encore un autre, qui peut lui-même donner une autre pousse. L’arbre devient un collectif d’éléments répétés qui ont chacun part d’existence autonome et qui poussent ensemble. Nous pouvons alors penser l’Evènement, que nous avons tant le désir de voir unique, en un ensemble, comme un arbre fait d’itérations, l’arbre-évènement composé d’éditions, d’une colonie d’éditions.

Ce qui fait alors évènement, ce n’est pas le coup, mais c’est l’ensemble des épisodes. Il faut ajouter à cela la variable temps, chaque épisode a lieu successivement à un autre. Autrement dit l’évènement sera fait aussi bien des éditions passées, de l’édition présente et…des éditions futures. C’est peut-être là que nous pouvons saisir ce qui fait la force d’un évènement au-delà de l’impact d’un fameux totem à l’effet wahou. L’évènement a deux dimensions, celle actuelle de l’édition présente et celle virtuelle des éditions passées et futures. Et si une des dimensions disparaît, c’est la force de l’évènement qui est tronquée. Annulation d’édition certes, mais aussi oubli du passé et de l’avenir.

L’évènement revient, comme ses participants qui sont avant tout des « revenants ». Il existerait une sorte de force de la série. Et les FSC auraient cette force. Tout l’enjeu est de déplacer l’idée de l’évènement du « coup unique » à une série, c’est-à-dire à l’art de faire fructifier la nature cyclique, répétée des FSC. C’est là que les séries peuvent nous apprendre ce que les professionnels savent déjà, mais ont oublié, ce que la mise en série apporte et comment elle se crée, au-delà de l’évidence du retour calendaire.


[1] HALLE Francis, Eloge de la plante, pour une nouvelle biologie, Point Seuil, 1999

C’est un enseignement latéral. Il n’est pas anodin quand le champ des industries créatives et culturelles s’est considérablement agrandi et transformé sous l’effet de la révolution digitale. Les Séries TV appartiennent à la culture populaire -nous suivons le livre de Sandra Laugier - et probablement à la culture tout simplement, même si cela ne s’affirme pas sans quelques rictus défavorables. Les Foires, Salons et Congrès appartiennent aussi au monde de la culture et contribuent à sa production : culture de l’échange, culture du rassemblement, culture du spectacle, mise en culture des pratiques des champs professionnels qui les utilisent, etc…. Mais cela est assez peu affirmé malgré leur rôle dans la configuration et les échanges des différents secteurs des industries créatives. Les manifestations sont constitutives de culture en général et des cultures de chaque univers économique, social ou culturel. Une thèse en cours[1] rappelle l’oubli progressif de la nature rituelle des évènements et les liens déliés que cela entraîne. Ressaisir le sens de la série des évènements, c’est affirmer leur puissance culturelle.

Pas de série TV sans scénario, sans un travail scénaristique créatif, capable de tenir d’épisode en épisode, capable de créer des histoires, d’inventer des personnages et des caractères, d’inventer l’imprévu, de provoquer des affects. Des chercheuses et des chercheurs à Toulouse ont pendant 3 ans, dans le cadre d’un projet de l’ANR, nommé RiMEC (RéInventer le MEdia Congrès )[2], exploré les potentialités dramaturgiques des congrès pour en réinventer les formats, au point de créer le mot de « congréturgie »[3].

Une bonne mise en série exige ce travail du scénario. Quelles sont les histoires que peuvent raconter les FSC ? Un salon deviendrait capable de devenir une série sur la vie à la maison, une autre sur le monde de la mode ou l’urgence climatique (il est même possible de s’inspirer de la créativité dans le monde des séries en se rendant à un des nombreux festivals des séries TV, comme Séries mania[4] )…Les professionnels des FSC ne sont vraiment pas loin de cela, combien d’histoires déjà dans leur programmation et nous verrons aussi plus loin, combien d’histoires déjà naissantes des rencontres. Il ne faut donc qu’un peu d’audace et une attention à ce qui d’abord apparaît sans épaisseur au regard des enjeux économiques, des puissances des flux mis en branle sur les manifestations.

Raconter des histoires, scénariser trois ou quatre éditions dans une narration commune, reconnaissables par les participants, avec ses lieux dits, ses mouvements dramatiques, ses personnages aussi (mais n’est-ce pas ce qui peut se passer quand une personnalité porte sur un salon une part de la programmation ?). Et nous verrons que nous ne sommes pas là seulement dans la création d’un quelconque ludique, il y a bien aussi des enjeux d’apprentissage et de découverte.

Si les fans de séries peuvent se lancer dans un vaste binge-watching et engloutir quelques saisons en deux ou trois nuits, Sandra Laugier évoque la réussite de la série Games of Throne qui a « ravivé le mode tradi de consommation du genre (…) (…) avec le rythme hebdomadaire du feuilleton (…) Car c’est son rythme vital qui fait la force de la série. Le mode d’habitation du temps qu’elle engage répond étrangement à son extensibilité des saisons »[5]. Il est certes impossible de mettre bout à bout pour de vrai 30 éditions d’un congrès, mais il est devenu discours commun de dire qu’il faut créer une continuité, grâce à des plateformes digitales entre les éditions. Mais en sommes-nous si sûrs ? Ou à quelles conditions ?

Chaque feuilleton s’arrête et le spectateur fait l’apprentissage de la fin. Cela s’arrête, et reprendra, un retour est possible. Mais sans arrêt le retour est impossible, et l’épreuve de sa propre finitude -et donc de l’existence possible hors de ses limites, des autres – tout aussi finis- n’est pas vécue. Les organisateurs peuvent prendre au sérieux cette vertu de la limite, de l’arrêt d’une édition qui se tient dans la clôture de quelques jours et pas plus pour construire et susciter l’attente, l’imagination et la curiosité de découvrir la suite, et une suite non pas lisse et banale, mais bien dramaturgique et aventureuse.

Au-delà de cela, il faudrait aussi y voir comme la possibilité de reposer la question du consentement des personnes à se retrouver, une forme non négligeable, après tout, de ce qui va construire les relations sociales entre elles. Il serait donc plus que nécessaire de bien découpler la discontinuité des évènements en présence, d’affirmer même leur discontinuité, et les propositions de plateformes digitales qui sont là pour maintenir le lien …et le commerce. Une bonne série fête chaque épisode. C’est sans doute là aussi où le professionnalisme peut s’exprimer : savoir faire de chaque édition un monde fini. La force de l’évènement s’intensifie par cette capacité à créer de véritable discontinuité, à donner sa place à l’existence des retours, qui sont encore inactuels, virtuels, mais déjà là aussi par la démarcation de l’évènement.


[1] Thèse de Laura LITRE VALENTIN, sous la direction de Monsieur BADOT, à l’ESCP, voir aussi l’interview donnée le 30 mai 2021 : #FBTLive 2021 - "L'événement professionnel comme expérience de la rencontre" - Déplacements Pros (deplacementspros.com)

[2] Un LABCOM, dirigé par Monique MARTINEZ, a été créé en 2013 à l’Université de Toulouse 2 : LabCom RiMeC : Réinventer le Média Congrès. Nous citons un extrait de présentation : « le projet de RiMeC consiste à analyser et déconstruire les éléments des dispositifs actuels du congrès pour les réagencer et créer de nouveaux dispositifs. Un certain nombre de pistes de travail sont explorées : réduire la "distance" entre formateurs et apprenants, donner une valeur relative au savoir transmis pour tendre vers un savoir "co-construit", remettre en question le système hiérarchique de la science pour favoriser l'échange et la réflexion commune, individualiser la connaissance, ou encore appréhender l'évènement congrès dans un continuum de formation qui englobe différents médias (congrès, plateforme numérique, Internet, publications, etc.). » http://criso.univ-tlse2.fr/accueil-criso/arts-et-formation/labcom-rimec-reinventer-le-media-congres/Ce projet s’est terminé en 2020 avec l’organisation d’un congrès QCVN ? pour « Quel Congrès Voulons-Nous ? » 29-31 juin 2020, Maison de la Recherche de l’Université Toulouse-Jean Jaurès

[3] MARTINEZ Monique, HISPANIA n°20, 2017, Monique MARTINEZ THOMAS, Bruno PERAN, Gilles JACINTO, Cédric AIT-ALI, Rémy BESSON, Lucie AUSSEL, Laurent MORILLON : Théâtre et congrès: vers une réflexion sur la dimension expérientielle de l’événement congrès ; Gilles JACINTO, Camille MAYER, Benoit DESCOMBE, Monique MARTINEZ THOMAS, Bruno PERAN: La « congrèturgie »: penser le congrès comme une scène. L’exemple d’EuroPCR 2016   

[4] Festival Series Mania (seriesmania.com)

[5] P.278, Op.cit.

La chose n’est pas nouvelle, la conversation est au cœur des FSC. Pourtant elle n’est jamais énoncée comme telle dans les stratégies. La « bande-son » des foires et salons est assez peu considérée. Et cela reste un mystère et un indice fabuleux que l’un des rares films qui ait utilisé un contexte d’interaction de salon dans une de ses séquences se nomme The Conversation[1], la scène du salon étant le moment de bascule du film pour le « héros » spécialiste d’écoute espionne. Sandra Laugier répète et explique bien des fois[2], dans les pas du philosophe Stanley Cavell, combien la conversation est un des grands instruments des séries, et d’abord à l’instar des conversations des comédies de remariages étudiées par Cavell (exemple : Indiscrétions, Cukor, 1940).

La conversation est mécanisme de retrouvaille, et sans doute les professionnels des FSC savent-ils que les participants se disent « à la prochaine fois », car ils se retrouveront, c’est sûr (force du virtuel) à la prochaine édition ou sur une autre manifestation sur une des routes du monde. Mais la conversation n’est pas que cela, nous les verrons dans les enseignements suivants, elle est aussi éducation et rapport au monde. Les professionnels des FSC ont à se rapproprier le sens de la conversation, d’autant plus qu’elle fait largement partie de leur vie : ils sont rarement taciturnes dès qu’il s’agit de leur métier !

Quand les séries TV nous font entrer dans les mondes, pendant plusieurs saisons, des hôpitaux, du contre-espionnage, de la politique, de la science, ou des narcotrafiquants, elles nous initient à leur connaissance : leurs pratiques, leurs interactions, les acteurs et les process. Et n’est-ce pas aussi bien ce qui se passe sur un salon qui rend visible et jouable l’ensemble des relations sociales d’un champs d’activité, au point bien souvent d’enseigner à leurs pratiquants quels sont les rôles de chacun et les enjeux ?

Les FSC sur plusieurs années deviennent de véritables écoles éphémères d’apprentissage et d’auto-apprentissage dans la mesure où chacun en jouant son propre rôle de participant devient élève et montreur de ses propres fonctions dans l’ensemble. A une échelle plus interindividuelle, la conversation entre un visiteur et un exposant est elle-même une séance d’apprentissage des questions techniques, voire même le temps de la production d’un savoir quand elle fait émerger des questionnements et des solutions. Tout cela, les professionnels le savent déjà, comme souvent. Simplement le rôle didactique des FSC est un levier à monter dans l’ordre des priorités stratégiques.

Ainsi le font les séries et nous l’avions évoqué au début de cet article. Les conversations sur les salons et les traces, la fatigue aussi sans doute, qu’ils laissent en nous, permettent la création de notre lien avec le monde. C’est moins l’exposition même qui montre les choses dans un salon, que les discussions et les interactions qui, de l’intérieur, nous composent avec le monde dans lequel nous sommes et que nous fabriquons en même temps. Et ce monde ainsi intégré n’est pas un petit monde fermé de notre individualité, mais une « expérience partagée ». C’est une expérience du réel, ce n’est pas réductible à un outil de communication et de transfert d’information. Les évènements extraordinaires viennent tisser nos formes de vies « ordinaires » pour reprendre un thème majeur des travaux de Sandra Laugier (et des philosophes auxquels elles s’intéressent). Nous devenons des fils et filles des Foires, Salons et congrès que nous avons fréquentés et qui nous ont faits.


[1] COPPOLA Francis Ford, The Conversation, 1974, par ailleurs palme d’or

[2] P. 105, Op.cit.

Contrairement aux séries TV tant diffusées et adorées, il semble difficile de dire à propos des FSC que « tout le monde s’en préoccupe, s’en soucie (care) »[1]. Il peut même venir à l’idée que l’inverse est vrai, parce que les FSC sont partout et nulle part dans l’ensemble des activités humaines et que leurs publics, contrairement à celui du cinéma ou des séries, sont bien moindres et bien plus fragmentés.

En revanche, comme le cinéma et les séries TV, les FSC seront bien des phénomènes extraordinaires qui s’occupent de ce qui est commun à une communauté d’hommes. Les FSC sont des moments de préoccupation d’un monde social et des gens qui le peuplent. Ils constituent même le moment où vont se concentrer toutes les attentions pour se soucier (care) de ce monde, que cela soit parfois pour être là à sa naissance – quand une discipline scientifique, une activité sociale ou un marché prennent naissance – ou rythmer son cours et probablement en être une des formes mêmes d’existence.

Sandra Laugier insiste sur les aspects éducatifs et éthiques des séries TV, portés par le souci et l’attachement du public pour un personnage, des situations. Si nous n’oublions jamais que les FSC ne sont pas des séries TV et que les batailles qui s’y jouent, avec leur dose de cruauté, de compétition, de gagnants et de perdants, de réussites et de défaites, laissent à terre pour de vrai ce que les images filmiques font choir seulement dans la fiction, il existe bien des responsabilités prises en charge par les participants, qui jouent leur propre rôle (y compris au pluriel) avec les autres. Le souci des autres est nécessaire sous peine de rendre impossible la clef des FSC et des relations qui s’y nouent : la confiance.

L’histoire du féminisme a bien croisé celle des FSC car les mouvements féministes au XIXe siècle ont eu leurs congrès de naissance et aujourd’hui leur forum. Mais il n’est pas certain que les FSC, hors les mouvements féministes qui s’en servent, soient en tant que tels des instruments des transformations pour l’égalité des femmes et des hommes ou les transformations des pratiques. Ils suffiraient de regarder la simple part de paroles des femmes et des hommes dans les débats, la répartition des rôles sur les stands, les statistiques de fréquentation. Ils pourraient l’être.

Les séries TV donnent le ton possible : « Nombreuses sont les séries qui ont œuvré à promouvoir de superbes héroïnes : femmes d’action (de Sydney Bristow à Michonne), femmes de pouvoirs ( de C.L. Cregg à Olivia Pope), fières lesbiennes (de Willow à…bon nombre des héroïnes de Orange Is the New Black), femmes mûres redoutables (de Carrie Mathison à Claire Underwood)….la liste est longue de ces personnages féminins qui n’ont pas besoin de contrepartie masculine pour s’inscrire dans notre expérience. »[2]. Le rôle de configurateur des FSC, de structuration des normes et valeurs d’un champ d’activité est de plus en plus pris en considération, au moins théorisé. L’égalité des femmes et des hommes fait largement partie des possibles.

Comment les organisateurs peuvent choisir de renforcer les rôles des femmes sur les scènes qu’ils contribuent à construire avec les filières et les communautés d’experts ? Les leviers ne manquent pas dès que les organisateurs prennent en main un peu différemment leur rôle de médiateur, de narrateur, de scénographe, de modérateur. Et les actes clairs dans ce sens font aussi partie d’une politique de positionnement sur la scène internationale.

Fallait-il les séries TV pour se dire tout cela ? Les professionnels des FSC n’ont pas attendu Game of Throne ni How I met your mother. Simplement la confirmation est là qui peut être utile quand les incertitudes se multiplient. La profession est sans arrogance, et même souvent inquiète d’elle-même et de son devenir. La situation pandémique intensifie les peines et les doutes. Reste parfois, pour seule branche dans la chute, de dire que les rencontres sont nécessaires, que l’humain prime, etc…

Mais il est possible d’en dire plus et les croisements avec le tissu des séries TV donnent bien de la toile pour gonfler les voiles. Il est important de rendre visible la complexité des relations possibles sur les FSC, la multiplicité des usages et des modes d’attachement, l’hétérogénéité des scènes et des contextes mis en jeu, les puissances des histoires, la diversité des personnes, les enchevêtrements entre l’économique, le politique, le culturel ou l’éthique.

L’argument pourrait encore être fragilisé : est-ce qu’au fond n’importe quelle répétition de conversation -tant au cœur des séries TV et de leurs effets fictionnels, sociaux, éducatifs et éthiques, que sur une manifestation ou derrière un écran- ne suivrait pas le même schéma ? N’est-ce pas aussi bien valable pour les évènements en présence que pour ceux menés par téléconférence, car après tout une série se voit bien derrière l’écran ! ? Mais la série TV est création, elle est aussi intensité d’émotion pour le spectateur, attachement fort à des personnages et à des histoires. Après tout une série de téléconférences pourraient peut-être atteindre à cela à condition d’être organisée en ce sens. Cela peut faire méditer les professionnels, il s’agit de ne pas négliger « l’avantage concurrentiel » de la présence en termes d’instrument de composition d’une fiction et de personnage forts et attachants. La présence est un atout fort, mais ne suffit pas à créer un fossé insurmontable entre les évènements en présence et les évènements en virtuel.

Il s’agit aussi à l’inverse de se rendre compte des puissances « virtuelles « (mais bien réelles) des événements en présence qui ne se limitent jamais à l’édition du moment, mais gagnent leur consistance aussi des éditions en présence passées et à venir. Une distinction est aussi possible entre les écrans de séries TV et ceux des télé-conférences : dans les unes, les conversations ont lieu dans l’écran, les personnages y sont logés de même ; dans les autres, les conversations ont lieu à travers l’écran, coupées par les barrières de pixels. Être dedans ensemble est commun aux conversations des séries TV aux FSC physiques. C’est un outil de plus pour suivre les leçons des séries TV. Elles invitent bien à considérer la répétition comme une belle carte à jouer des temps de foires, salons et congrès : construire leur stratégie sur l’échelle longue de plusieurs éditions. Il est possible ensuite de se replonger dans leurs leviers fictionnels et conversationnels : des histoires, des scénarii, des parcours de plus en plus narratifs. L’opportunité est à saisir,

Enfin, dernière petite piste qui est bien tentante et que nous avons abordée plus longuement dans un autre article de ces cahiers, les FSC sont aussi bien des lieux de pensée[3]. Sandra Laugier, à propos de son travail sur les séries, écrit qu’il ne s’agit pas d’un regard philosophique sur les séries comme si les séries n’étaient qu’objets de penser ou terrain d’expérience : « C’est bien une philosophie des séries que je vis, mais au sens de la philosophie qu’elles nous offrent et produisent, et qui n’a pas besoin de LA philosophie pour se faire. »[4] Les FSC aujourd’hui produisent sûrement de la philosophie ou nous pourrions en faire l’hypothèse, en tenant bien compte aussi des forces économiques et politiques en jeu. La prédominance d’un sens de la logistique et de l’opération qui habite la profession, les encastrements avec les marchés les plus vastes et concurrentiels. Le série TV offre l’avantage de fonctionner sur les principes et les réalités d’une industrie, d’une économie puissante et de la domination de plateforme à vocation universelle. Le plus fictif est encastré dans un ensemble économique. Elle rappelle bien, encore plus que le cinéma, qu’être encapsulé dans l’économique n’empêche pas de voir (et de converser) : ailleurs est possible. Idem pour les Foires, Salons et Congrès bien ancrés dans les réalités marchandes et économiques. Socrate ou Diogène n’allaient-ils pas sur les marchés ? n 

 

[1] P.51, Op.cit.

[2] P.170, Op.cit.

[3] Voir dans ce numéro l’article suivant : « De la crise de l’Evènement à l’évènement-critique »

[4] P.11, Op.cit.

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