Cet article a aussi été publié dans les CAHIERS N°4 (voir ICI)
SAUVE QUI PEUT LA PLATEFORME : BIENVENUE DANS L’ECONOMIE MONDIALE
Il est bien difficile de trouver une petite place pour les Foires et Salons dans les théories économiques actuelles, comme s’ils ne pouvaient constituer un rouage essentiel de l’économie qu’à une autre époque, lointaine et révolue. Mais quel mystère puisqu’il n’y a jamais eu autant de Foires et Salons qu’aujourd’hui ? Et notre économie contemporaine, en pleine révolution digitale, semble bouleversée par des plateformes monstrueuses, GAFA ou autres. Or les Foires et Salons aussi sont des plateformes, « des marchés bifaces ». Et ceux-là font aujourd’hui l’objet des attentions des plus grands économistes, Nobel ou pas. L’idée de plateforme n’est-elle pas, alors, une voie pour repenser le rôle des Foires et Salons sur la scène économique mondiale ?
Jamais il n’y eut autant de Foires et Salons dans le monde. Mais appartiennent-ils à l’économie d’aujourd’hui ? En sont-ils un rouage essentiel ? Ils n’en sont pas en tout cas un mécanisme sonore à entendre si peu d’analyse sur leur rôle dans les échanges modernes. Les « Trade shows » ne sont-ils donc que les derniers vestiges d’une forme de commerce qui finira par s’effacer ?
L’un des rares livres d’un regard un peu haut sur l’économie des Foires et Salons fut publié en 2014 : « Trade shows in the globalizing knowledge economy »[1]. Il doit se tenir bien seul sur les étagères de la bibliothèque, ou alors avec quelques voisins plus versés vers un autre temps, sur les foires et marchés dans l’antiquité romaine, le moyen-âge, au pire du pire à l’aube du siècle dernier[2]. Et pourtant les professionnels des Foires et Salons actuels se voient-ils ailleurs que dans le champ économique ? Visiteurs et exposants diraient-ils que les affaires et le commerce ne sont pas leurs moteurs ? Cette vie hors-champ des foires et salons dans le film de l’économie mondiale est un mystère. Leur existence d’ombre, de coulisse, alors qu’ils sont shows, expositions, grands phénomènes de visibilité, de démonstration renforce le mystère.
Tout est là et ne se voit pas, à croire que les Trade shows, loin d’être des pièces d’une économie qui se veut toujours plus de la connaissance, ne sont au mieux que les fantasmes de son inconscient. Pourtant notre économie et notre société mondiales, en pleine révolution digitale, deviennent scènes d’apparition d’immenses plateformes de mises en relation. Qui n’a pas un jour pensé que Google était une grande foire ? Ces plateformes ne sont-elles donc pas voisines des Foires et Salons ? Mais surtout l’inverse, les Foires et Salons ne sont pas eux-aussi de même nature que ces plateformes qui aujourd’hui soulèvent l’océan du monde ? Mais alors serait-il possible, en creusant le rôle de plateforme des Foires et Salons, de leur trouver une place claire dans notre économie, consciente, explicite, et, peut-être alors, de ressaisir leur rôle essentiel aujourd’hui ? Car le fait insiste : il n’y eut jamais autant de Foires et Salons dans le monde.
Nous ferons donc ce chemin, peut-être vers une nouvelle visibilité des foires et salons, en prenant la notion de plateforme pour véhicule. Dans une première partie, nous essayons de cerner un peu plus combien les foires et salons peuvent bien appartenir à ce monde des plateformes et, à ce titre, devenir objets possibles de théorie pour nos économistes d’aujourd’hui. Mais les professionnels des Foires et Salons recherchent moins la gloire que l’efficacité, la performance, n’est-ce pas ? Alors à quoi peut bien servir aux professionnels de savoirs que les Foires et Salons sont des plateformes ? Nous aurons peut-être des surprises. Il s’agirait surtout de saisir le sens possible des Foires et Salons dans un monde complexe, de dépassement du marketing, de bataille, de composition avec les enjeux du digital. Mais comment les Foires et Salons, si minuscules par rapport aux vastes plateformes « barbares » de la révolution digitale, nés avant elles, ne seraient-ils pas une invitation pour penser leurs différences justement avec les grandes nouvelles matrices, des points de fuite, des zones libres ? Elles retourneraient ainsi dans l’ombre, comme les graines reviennent à la terre, pour faire pousser autre chose, autrement, l’économie du monde. Il y aurait par-là de leur très grande puissance. Autant méditer un peu, cela peut toujours servir.
[1] BATHELT Harald, GOLFETTO Francesca, RINALLO Diego, Trade Shows in the Globalizing Knowledge Economy, Oxford Scholarship , 2014
[2] Exemples :
- DE LIGT L., FAIRS AND MARKETS IN THE ROMAN EMPIRE, Economic and social aspects of periodic trade in pre-industrial society”, J.C. GIEBEN, PUBLISHER AMSTERDAM, 1993
- MARGAIRAZ Dominique, Foires et Marchés dans la France préindustrielle, Editions de l’Ecoles des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1988.
- THOMAS Jack, Le temps des Foires, Foires et marchés dans le Midi toulousain de la fin de l’Ancien Régime à 1914, Presses Universitaires du Mirail, 1993.
« Concluons que les grandes foires ne sont jamais aussi utiles que la gêne qu’elles supposent est nuisible, et que bien loin d’être la preuve de l’état florissant du commerce, elles ne peuvent exister, au contraire, que dans des Etats où le commerce est gêné, surchargé de droits et, par conséquent, médiocre. »
Les plateformes, entrées possibles des foires et salons dans la théorie économique contemporaine
Les foires et salons sont assez peu objets de théorie économique. L’économie des foires et salons sera donc plutôt une économie spécifique de l’activité foires et salons, et non pas l’économie générale sous le prisme éventuellement structurant des mécanismes de foires et salons. Fernand Braudel[1] donne une place majeure aux Foires dans son histoire économique avant le 17ème siècle. Aucun regard n’est comparable sur les foires et salons dans le vaste monde d’aujourd’hui.
Dans la deuxième moitié du 18ème siècle et au 19ème siècle. Les économistes ont débattu sur la nature des échanges sur les foires et leurs différences avec les marchés économiques : les premières moins favorables au libre-échange et au fond à la liberté que les seconds. Turgot, économiste entre autres, écrit en 1757 un article sur la Foire dans l’Encyclopédie[2] qui semble en son temps avoir fait florès. La structure de l’article est ainsi décrite : « définition – utilité des foires et des marchés – inconvénients des taxes et des gênes attachées aux foires » et cela commence donc mal pour les foires. Turgot finira ainsi : « Concluons que les grandes foires ne sont jamais aussi utiles que la gêne qu’elles supposent est nuisible, et que bien loin d’être la preuve de l’état florissant du commerce, elles ne peuvent exister, au contraire, que dans des Etats où le commerce est gêné, surchargé de droits et, par conséquent, médiocre. » Les Foires sont-elles sorties de la macro-économie au début du 19ème siècle ? Elles n’apparaissent pas dans les grandes théories économiques en tant que telles, et aucun prix Nobel ne fut remis à un économiste pour une grande théorie des foires !
Toutefois, le débat croissant sur les plateformes et les marchés bifaces pourraient bien être une voie de leur retour. La révolution digitale a vu l’avènement de plateformes[3] dont le cœur de métier est de nouvelles mises en relation de l’offre et de la demande. L’analyse de ces plateformes est au cœur des réflexions des économistes sur les marchés numériques et leurs défis (TIROLE, 2016)[4]. Ces plateformes sont des marchés dit « bifaces » : « un marché où un intermédiaire (et son propriétaire Visa, Sony, Google, Facebook, l’agence immobilière) permet à des vendeurs et des acheteurs d’interagir » (TIROLE, 2016)[5]. Toute une littérature s’est développée récemment sur ces marchés bifaces (ROCHE, TIROLE, 2004)[6].
L’enjeu de ces marchés bifaces est d’organiser la mise en relation de groupes d’agents, chaque groupe allant sur la plateforme parce que l’autre groupe y sera. Plus un groupe est présent, plus l’autre le sera. La description menée de ces marchés bifaces et de leur fonctionnement ne sera pas éloignée de celle des Foires et Salons. Pourtant ces derniers sont à peine cités dans les analyses. Les premiers acteurs sont avant tout les monstres des nouvelles technologies : « Aujourd’hui, trois des cinq plus grosses entreprises mondiales sont des plate-formes bifaces : Apple, Google, Microsoft » (TIROLE, 2016). Les principaux marchés cités seront ceux des jeux vidéos, des cartes bancaires, de la presse, des systèmes d’exploitations informatiques. On peut voir apparaître les « conférences » (ROCHET, TIROLE, 2004), les « social gatherings » ou les « shopping malls » (ROCHET, TIROLE 2003)[7], voire même, de manière plus anecdotique, « le marché des fruits et légumes » (TIROLE 2016), mais les Salons, les « trade shows » n’apparaissent pas. Ils ne sont pas exclus, simplement ils ne rentrent pas dans les premiers champs de vision sur le sujet.
Heureusement pourtant, le lien est très clairement établi par le jeune sociologue Julien Brailly dans sa thèse de sociologie : « une foire commerciale peut aussi être envisagée comme une plateforme permettant à des acheteurs de rencontrer des vendeurs » (BRAILLY, 2014)[8]. Et les organisateurs de foires et salons se reconnaîtraient dans les mécanismes de ces marchés bifaces, en particulier sur le système complexe de prix qui conduit à faire payer un groupe (par exemple les exposants) et pas l’autre (les visiteurs) ou qui conduit à faciliter la venue des leaders pour attirer les petits.
Les Foires et Salons se retrouvent bien au cœur des nouvelles analyses économiques sur les plateformes bifaces, dans les grandes théories macro-économiques actuelles, mais dans l’ombre. Et nous n’avons pas encore rencontré de professionnels qui aient rapproché les analyses sur les marchés bifaces des fonctionnements des foires et salons. Le seul énoncé corrélé aux marches bifaces qui peut circuler dans la profession est celui de l’économie de la connaissance (TIROLE 2016), dans la mesure où apparaît bien au sein de la profession la nécessité de développer des solutions pour attirer l’attention des acteurs économiques sursollicités et surinformés. Et il est considéré effectivement que les Foires et Salons sont bien des dispositifs de mise en relation qualitative avec le bon interlocuteur, les bonnes informations d’un marché.
N'est-il pas alors possible de creuser un peu plus cette voie, de suivre ce filon, à la fois pour penser le métier d’organisation de foires et salons et pour esquisser des caractères possibles du rôle des Foires et Salons dans notre grand monde économique de plateformes ? Et si les Foires et Salons, pris encore dans la nuit noire du regard économique, avait un rôle déterminant dans notre actualité ? Et si la clarification de rôle pouvait contribuer à la croissance et aux transformations de l’activité des Foires et Salons dans le monde ?
[1] BRAUDEL Fernand, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, XVème-XVIIIème siècle, 2. Les jeux de l’échange, Librairie Armand Collin, 1979, réédité dans le Livre de Poche
[2] TURGOT, Encyclopédie, article n°40 Foire, 1757, accessible sur Gallica
[3] BABINET Gilles, Transformation digitale : l’avènement des plateformes, Histoires de licornes, de data et de nouveaux barbares…, Le Passeur Editeur, p. 18.
[5] Ibidem, p.499
[7] ROCHET J.-C., TIROLE J. (2003), “Platform Competition in Two-Sided Markets,” Journal of the European Economic Association, 1(4): 990–1029.
[8] BRAILLY Julien, Coopérer pour résister, Interactions marchandes et réseaux multiniveaux dans un salon d’échanges de programmes de télévision en Europe centrale et orientale, Thèse pour l’obtention du Doctorat Spécialité Sociologie, Université Paris-Dauphine, Ecole Doctorale de Dauphine ED543, Programme Doctoral en Sciences sociales, dirigé par E.LAZEGA et A.DAVID, 2014, p.134.
« Les organisateurs de foires et salons se reconnaîtraient dans les mécanismes de ces marchés biface, en particulier sur le système complexe de prix qui conduit à faire payer un groupe (par exemple les exposants) et pas l’autre (les visiteurs) ou qui conduit à faciliter la venue des leaders pour attirer les petits. »
A quoi peut bien servir aux professionnels de savoir que les Foires et Salons sont des plateformes ?
Les organisateurs de foires et salons eux-mêmes n’attribuent pas communément à leur activité la notion de plateforme : espace de rencontres, lieux d’échanges, carrefour, éventuellement « hub », certes, mais le mot plateforme ne vient pas facilement ou alors en relation avec des outils digitaux utilisées : plateforme d’inscription, plateforme de management de l’évènement, etc…L’idée même d’un marché biface ne circule pas facilement, même si éventuellement la description d’un salon comme mécanisme à double relation BtoBtoC ou BtoBtoB et non pas seulement BtoC ou BtoC peut être énoncée. La tendance aujourd’hui parmi les organisateurs serait plutôt de déplacer leur structuration marketing d’un ciblage préférentiel vers les exposants, qui sont leurs premiers financeurs, à un ciblage orienté vers les visiteurs, « consumer-centric ». Cet effet de pendule montre bien la difficulté de l’organisateur à se saisir comme producteur de plateforme où les deux ciblages en même temps doivent être l’objet des attentions stratégiques[1]. Ils sont donc plutôt comme Monsieur Jourdain, faiseurs de plateformes sans le savoir. Que se passerait-il si les organisateurs agissaient en connaissance de cause, avec à l’esprit l’idée de s’ingénier à construire des plateformes et à utiliser cette catégorie pour penser leurs enjeux et pratiques ?
Se sauver du marketing
Les organisateurs de foires et salons ne sont pas les maîtres du marketing, très loins des grandes entreprises de grande consommation, qui en ont fait un levier-clef de leur existence. Un simple regard sur la manière dont est abordée l’idée de marque dans les foires et salons suffit à montrer l’expertise encore modeste. Mais est-ce une faiblesse, le retard d’une filière encore artisanale, d’une industrie trop jeune, ou l’effet d’un mécanisme plus profond ? Effectivement le marketing n’y a pas de sens ou autrement. Et les renversements que connaissent les règles du marketing sous l’effet de la révolution digitale et l’émergence des grandes plateformes suffisent à laisser penser qu’il n’y a plus de retard à rattraper. Pas la peine d’apprendre le marketing des 40 dernières années, « de papa », autant aller directement dans les enjeux de plateforme. Les organisateurs peuvent donc gagner un temps énorme et se calmer d’une inquiétude, le marketing d’hier n’est plus l’enjeu.
Ils peuvent directement se lancer sur les nouvelles pratiques et approches du marketing des plateformes, et même apprendre à retrouver en eux leurs propres pratiques et approches[2]. L’avantage de la diffusion massive des plateformes est de montrer plus clairement les gros traits de leurs mécanismes. Les organisateurs sont-ils prêts à construire des modèles avec des offres gratuites d’adhésion, côté visiteurs certes, comme côté exposants, en multipliant dans un deuxième volet l’offre de services et de création de valeur ?
Un salon n’est pas un produit adressé à des cibles, mais une machine fabriquée par deux grands groupes d’acteurs qui désirent se rencontrer, à la fois parce qu’ils en sont les éléments constituants et parce qu’ils en sont directement ou indirectement les commanditaires (une filière organise ses manifestations). L’organisateur est-il bien au fond le fabricant d’une offre ou n’est-il pas plutôt l’agent (ou un des agents) d’un gouvernement de population, une sorte de dispositif d’inclinaison des désirs de populations pour se rencontrer ou pour se constituer comme un ensemble ?
Les foires furent parfois dites « villes éphémères ». Une plateforme est-elle bien loin du modèle urbain ? Après tout l’histoire du mot plateforme restitue bien sa filiation politique, plateforme comme « ensemble d’idées essentielles, de revendications », « schéma de gouvernement », voire même « tribune » de discours[3]. Et les foires et salons ne peuvent-ils pas se servir de leurs filiations urbaines pour penser justement leur utilisation de la notion de plateforme. Il ne s’agit plus de marketing, il s’agit de politique. Cela ne nous aide-t-il pas à penser le mécanisme des plateformes des Foires et Salons de poser la question ainsi : comment faire naître une ville ou comment développer une ville ?
La question n’est plus : quoi vendre à qui et comment ? Mais sur quel lieu de passage s’implanter, dans quelle géographie économique, près de quelle population, quelles modes de gouvernement et de pouvoir, quelle répartition des espaces publics et des espaces privées, quels centre de décisions, quelles libertés, quels droits et devoirs, quels services « publics » proposés pour rendre possible la vie dans cette ville éphémère pour ses citoyens éphémères, quelles relations avec les autres villes, etc. ?
Le marketing et les ciblages ne sont bien alors que seconds. La priorité est bien de travailler la situation et non pas les cibles, de saisir les moyens dans une géographie, un marché, plus largement une société, de créer une cristallisation, de produire un foyer intense dans un dehors vaste, de définir une sorte de régime politique pour les citoyens fiéristiques. Le marketing n’est qu’à grosses mailles par rapport à la finesse nécessaire pour produire au bon endroit et au bon moment une manifestation. Mais n’est-ce pas ce sens de la situation auquel les professionnels des foires et salons ont toujours fait appel ? Oui, mais sans savoir qu’aujourd’hui ils devaient l’aiguiser plus encore pour toucher juste dans la complexité du monde, plutôt que de croire leur progrès dans des technologies de ciblages et de dispositifs consommateurs. Ce n’est pas le marketing qui fait la force d’un événement.
[1] Bien sûr les organisateurs savent bien au quotidien l’acrobatie qui consiste à faire venir des visiteurs sas quoi les entreprises n’exposent pas et d’attirer des entreprises sans quoi la manifestation perd tout sens pour des visiteurs. Et ils savent bien que la présence des grands comptes offre les garanties pour attirer les plus petits et l’ensemble d’une filière. Ils éprouvent d’ailleurs assez souvent les rapports de forces avec les premiers qui veulent déterminer leurs règles du jeu sur le salon, voire de plus en plus hors du salon (création d’un off de rendez-vous d’affaires qui détournent les flux visiteurs du salon vers des évènements et rencontres extérieures).
[2] Il faudrait relire le Cluetrain Manifesto dans lequel les auteurs, jeunes gourous du digital à la fin du siècle dernier, annonçaient la fin du business « à la papa » avec le retour par le digital à la conversation « one to one » des foires et marchés médiévaux. LEVINE, LOCKE, SEARLS & WEINBERGER, (1999), The Cluetrain Manifesto: The End of Business as Usual, www.cluetrain.com
[3] Dictionnaire historique de la Langue française, Dictionnaire LE ROBERT, Nouvelle édition juillet 2010, PLATEFORME (…) Son emploi figuré en politique (1855), réellement passé dans l’usage après 1960 (v.1967), est emprunté à l’anglo-américain platform désignant un ensemble d’idées essentielles, de revendications (1803), sens développé aux Etats-Unis après 1844. Cette évolution sémantique se comprend à la fois à partir des nombreux sens figurés pris par le mot anglais, en particulier « plan, schéma de gouvernement » (1598), et comme extension métonymique du sens concret de « tribune, estrade où se font les discours électoraux » (1820).
« Pas la peine d’apprendre le marketing des 40 dernières années, « de papa », autant aller directement dans les enjeux de plateforme. Les organisateurs peuvent donc gagner un temps énorme et se calmer d’une inquiétude, le marketing d’hier n’est plus l’enjeu. »
Lire la bataille
Penser à partir de la notion de plateforme décentre le regard, non plus du producteur vers des cibles, mais vers un ensemble, un collectif d’acteurs, personnes et entités morales. Et ce regard sans doute n’est-il plus unique et encore moins en hauteur. L’organisateur ne se retrouve pas à la verticale de sa manifestation, mais au plus haut est-il à sa surface et ne voit-il pas seul, mais avec les autres acteurs : mille yeux. La plateforme n’est pas un objet, mais devient un ensemble de rapports. Ces rapports sont autant de mises en relation que des rapports de forces, des mouvements majoritaires et des mouvements minoritaires, des victoires et des défaites, des grands et des petits, des conservateurs et des réformistes, des anciens et des modernes, des jeux de scène et de rôles, des hiérarchies, des mécanismes d’histoire, peut-être des révolutions, une actualité.
Il s’agit de lire cette bataille dont le texte n’a pas qu’un seul sens. L’enjeu est de faire des choix de lecture, de prendre des décisions, d’intervenir, de toucher à tel ou tel endroit pour que les choses se passent, d’agir pour permettre la vitalité de cette plateforme et la vie des participants, de laisser exister tel ou tel geste, sans jamais connaître l’ensemble des sens possibles ni avoir une claire visibilité de tout.
C’est une vieille histoire : en 1916 le maire de Lyon lançait une foire en pleine guerre mondiale pour ouvrir une brèche de commercialité pour ses industries[1]. Une foire n’est pas la guerre, mais au moins une offensive, une ouverture, une résistance. Et dans notre monde complexe, les foires et salons-plateformes sont autant expositions que champs de bataille de la complexité des filières, des marchés, des sociétés.
Ce n’est pas la bataille qui est créée sur le champ de foire, c’est la bataille du monde qui trouve son champ d’exercice dans le champ de foire. Et la compétitivité d’un « trade show », pour sa filière et parmi les autres évènements, sera sûrement de plus en plus liée à sa capacité à être réellement ce lieu où la bataille se joue et donc peut se gagner, se perdre, au moins modifier les rapports de forces en présence.
Est-ce que les foires et salons s’organisent aujourd’hui en s’interrogeant sur la guerre qui se mène, sur les forces en présence, sur l’analyse des nœuds où ça coince, où ça ne passe plus et les points de fuite où un marché, un système va entrer en mouvement, peut-être se transformer ? Sans doute pas assez. Mais l’idée de plateforme laisse émerger le plan, la carte, les paysages, l’idée d’une géographie avec ses lieux décisifs, ses cols à prendre, ses plaines à maîtriser. Et cette vision est redoublée en se croisant avec la propre dimension temporelle des manifestations, leur temps court et éphémère, la visibilité provisoire, leur événementialisation et leur articulation avec une actualité possible.
L’idée de plateforme rend visible l’espace de la bataille, lui-même théâtre dramatique, temps des combats. Et cette visibilité trouve sa rime dans la nature même d’événement des foires et salons. Nous savons que la notion d’événement est d’apparition récente dans les foires et salons : elle traduit autant une porosité entre tous les types d’événements qu’ils soient économiques, culturels, sportifs, politiques ou autre, qu’une sorte de désir, peut-être illusoire, d’inscrire effectivement les manifestations organisées dans le cours réel de l’actualité, d’être véritablement des événements du présent d’un marché, d’une société, voire de l’histoire des hommes. Les organisateurs n’ont donc pas à s’inquiéter d’abord de la destination de la manifestation, comme si celle-ci s’inscrivaient dans un trajet à bien dessiner et orienter, mais à ressaisir combien ils sont dans un plan d’actualité, une bataille du présent et que là est leur champ d’actions et de décision.
[1] HERRIOT Edouard, Une offensive économique, la Foire d’échantillons de Lyon, Revue des deux mondes, 6ème période, vol. 32, 15 avril 1916, p 758-787
« C’est une vieille histoire : en 1916 le maire de Lyon lançait une foire en pleine guerre mondiale pour ouvrir une brèche de commercialité pour ses industries . Une foire n’est pas la guerre, mais au moins une offensive, une ouverture, une résistance. »
Composition de plateformes
Et les foires et salons, à être des plateformes, apparaissent alors dans une continuité possible avec les plateformes digitales. Il ne sert plus à rien d’opposer les modèles physiques et digitaux, ils voisinent les uns à côté des autres. Il peut être intéressant de les imaginer sur un même plan de composition. Les organisateurs deviennent alors des combinateurs de plateformes, de mise en relation entre elles, de circulation de l’une à l’autre pour les parties prenantes. Il ne s’agit même plus de dire que le digital viendrait redoubler le réel, en créer un simulacre, une représentation possible projetée dans une autre sphère, mais plutôt de les considérer comme des plaques architectoniques d’une même géographie plus vaste de relations, d’échanges, de formation des marchés et des filières. Il faut alors découvrir les règles de composition ou les inventer en partie : comment les unes peuvent se croiser avec les autres, l’ordre de leur composition, les effets multiplicateurs, les régularités dans le temps, les permutations éventuelles, les formes d’association, les cycles, l’élément neutre, etc…Et nous savons combien vaste est le terrain aujourd’hui de la transformation numérique, de l’usage des big datas et des algorithmes de l’IA et combien la profession n’y va qu’à petits pas, comparés à ceux d’autres secteurs. Le chemin n’est pourtant que si peu étranger.
Mais peut-être cette lenteur donne-t-elle un autre signe, une sorte de résistance, des nouveaux possibles pour les Foires et Salons, comme si la sortie du marketing vers le politique, la lecture de la bataille, la composition avec le digital formaient à la fois des nouveaux apprentissages, et des indications justement sur le rôle politique, la bataille et les positionnements à conduire pour la profession dans notre grande et nouvelle économie bouleversée par les monstrueuses plateformes globales.
« Et les foires et salons, à être des plateformes, apparaissent alors dans une continuité possible avec les plateformes digitales. (…). Il peut être intéressant de les imaginer sur un même plan de composition. »
Foires et salons, autres plateformes et plateformes autres.
Les Foires et Salons furent plateformes, marchés bifaces, l’« avant-garde des barbares »[1], GAFA, NATU et BATX, ne poussait pas encore ses premiers cris, l’économie mondiale n’était pas encore chamboulée par des plateformes dont les entreprises propriétaires, une douzaine, aux capitalisations en centaines de milliards au-delà de PIB de nombreux Etats. Mais ils seraient dommage de ne les voir que comme des formes ancestrales, au mieux précurseurs, puisqu’ils sont bien présents dans l’actualité du monde, dans quasi tous les secteurs de l’activité humaine et que jamais il n’y eut autant de foires et salons sur notre planète qu’aujourd’hui. Ne portent-ils pas des formes singulières de plateformes, à y regarder de plus près, qui pourraient redéfinir leur rôle dans notre modernité et servir à ceux qui les produisent, certes les organisateurs, mais aussi les industries, les filières, les territoires, les sociétés ?
Plateformes minuscules et open source
En même temps qu’une poignée de plateformes vastissimes couvrent le monde, un peu plus de 30 000 foires et salons[2] se distribuent sur tous les territoires de la planète, minuscules, touchant un peu plus de 200 000 millions de visiteurs[3]. Et un Google n’envisage pas de projets qui n’aurait pas quotidiennement un marché d’un milliard d’êtres humains. Leur petitesse s’accentue à ne considérer que leurs quelques jours d’existence comparés à la perpétuité des premières. Mais ne pouvons-nous pas poser un autre regard, petitesse certes, mais implantations multiples, précises dans les territoires et les filières, éphémères, mais à des moments-clefs, aux rythmes de ces mêmes filières et territoires, inscrits aussi dans les batailles de l’actualité. Ne créent-ils pas alors autant de points de fuites et d’invention dans l’espace et le temps de notre économie et société mondiales ? Mais pour qui ?
Les grandes plateformes digitales appartiennent à des entreprises, à quelques-uns. Mais à qui appartiennent les foires et salons ? Il est toujours possible de dire qu’elles appartiennent à des sociétés organisatrices, mais nous restons à des échelles de forte dispersion avec des acteurs de petites tailles (les plus grosses sociétés organisatrices dépassent difficilement le milliard d’euros de chiffre d’affaires annuel). Mais il serait plus juste de dire qu’elles appartiennent en réalité à un complexe d’organisateurs, de filières et de territoires, à une coproduction d’acteurs, à la cristallisation -un temps - de leur désir de rencontres. Foires et salons peuvent largement se concurrencer, naître et disparaître en nombre. Oui, quelqu’un est propriétaire d’une marque, mais cela ne vaut rien sans le complexe filière-territoire, autrement dit la puissance de la plateforme reste relative par rapport aux acteurs, aux filières, aux territoires impliqués, bien loin des dominations des GAFA et autres.
La plateforme foire ou salon est une technologie, un outil quasiment libre d’accès. Il n’est que voir comment sont lancés les foires et les salons, parfois d’une individualité, d’un petit réseau, y compris d’inexperts. Mêmes les professionnels de la filière de foires et salons ne sont pas propriétaires de l’outil. Ils se sont faits eux-mêmes sur le tard, voilà vingt ou trente ans, et les nouveaux entrants n’ont que peu d’obstacles réels, pour créer leur manifestation. Les Foires et Salons sont des technologies OPEN SOURCE : n’importe qui peut s’en emparer pour un peu que des formations de rencontres soient possibles entre personnes, territoire et filière. Chaque jour le montre.
« Les Foires et Salons sont des technologies OPEN SOURCE : n’importe qui peut s’en emparer (…) »
Résistances, Transitory Autonomous Zone
Pluralité de manifestations, absence de propriétaire, accès libre : ne trouvons-nous pas là quelques arguments pour penser un nouveau rôle des plateformes foires et salons dans notre économie ? L’idée de plateforme pouvait conduire les organisateurs à penser le rôle politique des foires et salons, à voir les batailles et les rapports de forces. Ne peut-on pas formuler pour les Foires et Salons le rôle de plateformes de résistance pour les individus, les filières et les territoires dans une économie dominées par d’immenses plateformes ? N’y-a-t-il pas la voie là de pouvoir fabriquer librement leurs plateformes accessibles aux parties prenantes, aussi bien valables pour des acteurs privés, des entreprises, que pour des acteurs publics ? Turgot condamnait les foires et salons à n’être que les nuisances d’un commerce suradministré, peut-être faudrait-il y voir aujourd’hui des zones de libertés des populations, des filières et des territoires pour décider, contre les contraintes d’un commerce monopolisé par les plateformes, de leurs échanges et rencontres ?
Ne peut-on trouver dans le réseau des foires et salons, dans le grand maillage de leurs clignotements dans la géographie du monde et les routes de l’un à l’autre, autant de reprises possibles par les acteurs privés et publics de leur pouvoir de rencontre et aussi de leur participation à l’actualité, à leur époque ?
Les Foires hier furent des zones franches fiscales, ne peuvent-elles pas tenir aujourd’hui, dans le grand plan des règles des plateformes immenses de la révolution digitale, le rôle de zones autonomes et libres de rencontre. Reprenons le concept de TAZ, Transitory Autonomous Zone, proposé par le penseur Hakim Bey[1], inspiré du réseau des îles et caches des pirates du XVIIIème siècle. Certes, nous savons ce que cela peut porter de contre-sens d’appliquer aux Foires et Salons, qui ont leur large part instituée et étatique une notion de TAZ anarchisante et hors-la-loi. Pourtant, cette notion peut inviter à évaluer les puissances éventuelles des Foires et Salons à sortir des systèmes contraints de l’économie moderne, largement investis par les grandes plateformes propriétaires. Après tout, la guerre des big datas et de la défense de libertés qu’elle implique a bien commencé et les Goliaths rencontrent peu à peu quelques David, à l’instar de Qwant face à Google. Elle redouble le sens de la bataille des foires et salons et par conséquent de leur extrême actualité. Elle permet de pointer que les foires et salons ont un rôle à jouer nouveau à condition de les considérer comme des plateformes autonomes et transitoires possibles et en insistant sur leur mise en réseau (aujourd’hui les « routes » entre les foires et salons soient encore largement sous-pensées).
Et plus largement, si nous reprenons les possibilités de composition entre plateformes, apparaît un nouvel atout qu’il y aurait pour les foires et salons à se composer avec des plateformes digitales : avec quelles plateformes se composer pour créer des ouvertures de rencontres dans les systèmes contraints des jeux de puissances de l’économie mondiale. Tout n’est pas si simple, et nous savons que chaque plateforme foire ou salon est elle-même une bataille, avec ses étalons, ses normes imposées, ses valeurs de majors diffusées aux dépens des mineurs, des plus faibles, des moins riches ou moins institués, ses marchés configurés au bénéfice des plus forts[2].
Que les foires et salons soient des plateformes est donc loin d’être anodin, et finalement encore moins qu’ils le soient dans l’ombre, de manière minoritaire et oubliée, alors qu’en même temps ils se tiennent par milliers dans les complexes filières-territoires du monde entier, certes minuscules, mais avec des puissances de germination qui impliquent l’ensemble des activités humaines et cela de plus en plus.
[1] BEY Hakim, TAZ. The Temporary Autonomous Zone.Ontological Anarchy, Poetic Terrorism, Hakim Bey,1991, édition accessible en ligne sur http://hermetic.com/bey/taz_cont.html . Traduction française de Christine Tréguier accessible en ligne sur http://www.lyber-eclat.net/lyber/taz.html, Première édition française, mai 1997, Éditions de l'Éclat, Paris. isbn 2-84162-020-4
[2] Nous renvoyons au travail des sociologues, Guillaume Fabre et Julien Brailly, sur les salons des programmes télévisuels (voir Cahier n°3 : ENTRETIEN AVEC GUILLAUME FAVRE, sociologue, sur le rôle des salons dans la constitution des marchés, p. 9-16)
« Les Foires hier furent des zones franches fiscales, ne peuvent-elles pas tenir aujourd’hui, dans le grand plan des règles des grandes plateformes immenses de la révolution digitale, le rôle de zones autonomes et libres de rencontre. »
Evènements turbulents dans l’actualité
La profession des foires et salons se perd dans l’ensemble plus large du monde événementiel, parce que le mot "évènement " a pris le pas sur les particularités des types de manifestations : il faut faire de cette facilité de langage, de cette transversalité qui révèle les porosités multiples entre les métiers, de cette séduction de l’évènement comme annonce perpétuelle du nouveau, le signe aussi d’un rôle à jouer dans l’actualité. Les foires et salons sont des batailles et des ouvertures dans une économie mondiale bouleversée et de plus en plus complexe. Soit ils sont simples exercices de convenances aux échanges institués, soit ils sont effectivement des régimes d’exception aux dominations générales. Nous pouvons pressentir que l’enjeu est de ce côté-là : pas d’évènement réel s’il ne s’agit que de répéter le cours de l’histoire. L’organisation des foires et salons exigent de contredire l’histoire et même celle de ses courants les plus récents et les plus forts, devenir des turbulences, des tourbillons de rencontres dans un monde complexe, des plateformes autres de rencontres, des zones de libres échanges, en intégrant des fonctions politiques au sens le plus proche des Cités.
Conclusion
Certes les Foires et Salons ont bien par nature et histoire ces mécanismes de plateforme, ils sont implicites. L’enjeu est d’en faire la matière explicite de formes de tactiques politiques et économiques aux fins de créer des points de fuite pour les rencontres entre les acteurs économiques, sociaux et politiques. Voilà donc le métier des Foires et Salons qui se compliquent et prend une valeur qui peut-être fera sourire certains, -nous sommes si loin du pragmatisme de bon aloi qu’il faut avoir pour rentabiliser ses m² -. Mais n’est-ce pas ce qui se passe concrètement, quand des non-professionnels de l’événement se lancent dans la création de manifestations qui modifient les modèles et deviennent des succès ? N’est-ce pas aussi ce qui s’entend quand les entreprises innovantes, start ups à peine nées, demandent de pouvoir entrer dans des salons qui leur donnent la parole, les mettent en contact avec les écosystèmes et collent dans ses formats avec la complexité des marchés[1] ? N’est-ce pas aussi ce qui laisse penser que la prochaine start up qui aura le sens des combats et de l’actualité dans le grand paysage des plateformes ne sera qu’à un pas pour devenir organisateur de grands événements « physiques » bien mieux que les organisateurs actuels ?
Mais encore ces questions ne suffisent-elles pas. Il faut prendre la mesure à l’échelle des stratégies de filières et de territoires : les foires et salons sont des zones libres, des avant-postes pour les territoires et les filières pour défendre leur autonomie, leurs libertés, leurs expressions, la maîtrise de leur histoire. Autant le dire quand il peut si facilement se constater combien foires et salons, mais aussi les congrès, sont si timidement inclus dans les politiques territoriales. Leur puissance de plateformes inscrites dans les capillarités multiples des territoires et des filières, porteuses de forces de germination et de résonances lointaines, n’est pas encore lue. A lire donc, non ?
[1] Voir notre article dans les Cahiers N°2 qui résume l’étude faite par Nundinotopia sur les Salons et les Start ups : « Start ups et salons, compte-rendu d’étude », p.34-40