Résumé
C’est un mystère : les salons et les congrès n’appartiennent que rarement au monde de la fiction, qu’elle soit cinématographique ou littéraire. Le film de Francis Ford Coppola, The Conversation, palme d’or 1974, fait donc figure d’exception. Son propos est d’autant plus complexe que la conversation pourrait être le sujet même des salons et que celui qu’il nous montre a pour thème les technologies de surveillance, interrogeant donc à la fois la nature du « show » de l’exposition et les enjeux du cinéma face aux pouvoirs d’oppression et de manipulation (hasard du calendrier, le Watergate est en train d’avoir lieu).
Quel est le régime des salons, leurs puissances de fiction, leur réalité et modes de fonctionnement, leur rapport avec le cinéma et ses mécanismes et enfin leur appartenance au champ des industries créatives ?
Pour répondre à ces questions, Coppola nous offre deux voies de passage : celle de l’analyse du film lui-même et de son histoire - un ingénieur du son, Harry Caul, espionne une conversation entre deux amants pour le compte du mari et vit le conflit moral d’être responsable de leur éventuel assassinat -, et celle d’une séquence de près de dix minutes de ses personnages sur un salon.
Coppola s’intéresse avant tout, et de manière obsessionnelle, à l’image cinématographique, à comment elle nous force à penser. La conversation ne compte pas au fond comme échange, mais comme constituant de l’image, qu’Harry s’acharne à reconstituer. L’image nous enferme si elle n’est pas vue et entendue jusqu’au bout. Coppola n’arrête pas de nous interroger sur l’effort de voir, sur le sens de l’apparition, sur les puissances de l’image et comment elles peuvent être épuisées par la création et laisser alors ouvrir les portes de leurs geôles, même si ce n’est pas pour une libération, mais pour le champ douloureux de bataille de la liberté. Sa quête passe par l’effort obstiné et terrifié d’Harry, l’exercice pratique de l’apprentissage de la surveillance et de ses technologies, mais aussi par l’observation de sa société d’espions, les « plombiers ». Le salon de la surveillance devient alors un lieu de pratique opportun et privilégié. Et le salon est lui-même le théâtre de personnages et un lieu d’images et d’apparition.
Coppola, concentré, sur un éventuel salut par l’image cinématographique, se fait peu d’illusion sur le salon, mais nous en donne beaucoup d’images. Et il peut faire penser largement les professionnels de la filière des Foires, Salons et Congrès sur les salons et avec eux.
Le monde des salons est-il réservé à des adultes mâles qui ne peuvent plus grandir ? Est-ce bien le théâtre des illusions et de dérives du pouvoir vers la bêtise ? En quoi la sous-culture et les coulisses sociales, le jeu des réputations et des connivences, constituent-ils des éléments aussi essentiels que l’exposition elle-même ? En quoi le « non-show » vaut autant que le « show » ? En quoi sont-ils effectivement des lieux de savoirs et d’apprentissage ? Coppola fera du salon une bascule qui renverse la situation d’Harry : de surveillant, il deviendra surveillé. Peut-être est-ce l’ouverture de Coppola laissée au Salon, l’arroseur arrosé – figure de l’histoire du cinéma – ou alors dernière tristesse : nous sommes tous prisonniers, surveillants-surveillés. En quoi les salons peuvent-ils être des zones de liberté ?
Le film fut palme d’or et entra donc bien dans le cycle d’un événement, le Festival de Cannes, et de son marché du film. Le film devient lui-même objet de salon qui circule alors dans la petite société des professionnels du cinéma. Retenons alors ce drôle de paradoxe : les salons apparaissent bien peu dans les films, mais les films eux apparaissent souvent dans les salons. Le process industriel du cinéma inclut les salons. Il est donc bien temps de s’interroger sur le rôle des salons dans la culture et les industries créatives.
Sommaire
Introduction
Quelle est l’histoire du film ?
Que pouvons-nous déjà savoir du salon ?
La Conversation est de l’image
L’apparition, la surprise et le trouble
S’échapper lentement et en répétant, peut-être pas ?
Show et Connaissance
Femmes et absence de secret
Les expressions du Mime
Le festival de Cannes
Conclusions-les enseignements pour l’organisation des salons
Francis Ford Coppola est un des rares cinéastes à avoir filmé une des séquences de son film dans un salon professionnel. Tati dans Trafic (1971) marchait prudemment entre les fils tendus de l’implantation du salon de l’auto d’Amsterdam. Les Minions, dessin animé (2015), partaient en quête d’un Méchant dans une Foire du Mal. Si ces cas ne sont sans doute pas les seuls, la série reste courte. Chez Coppola, le salon porte sur le thème des matériels et des technologies de surveillance. Le film s’intitule The Conversation et il fut primé à Cannes Palme d’Or en 1974. Les salons et leurs populations ne jouent quasiment jamais ni les décors ni des personnages de fiction, au cinéma comme dans la littérature. Pourquoi fictions et salons s’ignorent ? Mystère. Les fêtes foraines (qui furent les premiers de projection à la naissance du cinéma), les restaurants, les places et les rues, les marchés, la grande distribution, les cinémas, les théâtres (sans compter le théâtre de foire !), les musées, les stades sont des lieux de fictions, les salons non.
Mais l’originalité de The Conversation ne se limite pas à l’entrée du salon dans la fiction. Son titre répète aussi l’une des activité-clefs des salons, la conversation, le film fut primé dans un événement, le Festival de Cannes dont le pendant est le marché du film (Le film de Coppola fut-il acheté par des distributeurs à ce moment-là ?) et le salon filmé en question est un salon sur la surveillance, de matériel vidéo et audio d’enregistrement et de captation qui viennent redoubler l’activité même du filmage et de la pratique cinématographique.
Que pouvons-nous apprendre des salons avec le film de Coppola ?
Cinq thèmes peuvent servir schématiquement l’analyse :
- La conversation. La conversation fut, avec la culture web 2.0, l’une des grandes formes de la culture digitale. Quelques gourous d’internet disaient en 1999[1], avec internet, fin du marketing de papa, retour à la conversation, comme dans les Foires et marchés du Moyen-âge : « market are conversations ». Les gourous ne savent pas que les foires et salons font florès en pleine ère digitale, soit, mais surtout aucun (disons peu) organisateur ne verbalise le mot « conversations » et les conversations dans ses stratégies de manifestations (hormis via une stratégie digitale), alors qu’elle est bien annoncée marché majeur du siècle. 30 ans plus tôt (que les gourous, mais presque 50 ans qu’aujourd’hui), Coppola énonce l’un à côté de l’autre le mot et la chose, la conversation et le salon. Que pouvons-nous en faire ? Qu’est-ce qu’une conversation sur un salon ?
- Fiction. Coppola crée un cas singulier de salon dans une fiction. Comment se fait ce passage et que nous apprend-il sur la réalité des salons et leurs puissances éventuelles de fiction ? Le salon a lui-même une place dans la dramaturgie du film. Comment fonctionnent-ils ? Qu’apporte-t-il à l’histoire ? Qu’est-ce le salon fabrique dans le film ? Le salon est aussi une « scène ». Laquelle ? Que montre-t-elle ? Comment vivent les personnages, que disent-ils et que font-ils ?
- La réalité du salon. Après tout, Coppola filme un salon et il y donne, via son scénario et sa fiction, une vue de cet univers et de ses mécanismes. CE pourrait être un docu-fiction. Ses acteurs jouent le rôle de visiteurs et d’exposants de salon et Coppola permet d’imaginer ce que peuvent être les relations des professionnels sur les salons. Cela semble plus que vraisemblable. Qu’apprenons-nous ?
- Cinéma et Salon. Salon et Cinéma sont-ils comparables ? Un salon est bien comme le cinéma fabriqué avec du réel. Il est production de formes, dispositif narratif, montage. Il est construit par une équipe, il appartient à une industrie. Est-ce que le Salon, en anglais « trade show », fait du cinéma ? Coppola s’interroge tout au long du film sur le métier de réalisateur, sur ce que c’est que l’image cinématographique au travers de la confrontation de l’image et du son. Quel rôle joue le salon dans cette bataille entre l’image et le son ? Quel est le rapport son-image dans un salon ? Le salon a dans le film la particularité d’être un salon de la surveillance, c’est-à-dire un salon qui propose des technologies d’enregistrement du réel, proches ou identiques à celles du cinéma. Le salon montre toutes les technologies qui se cachent, à l’usage, pour voler l’intimité et surveiller. Et le film de Coppola aussi, véritable guide pédagogique des modes de surveillance audio : lui aussi fait son show. Que pouvons-nous apprendre du cinéma et des salons en tant que, tous les deux, puissances de monstration et d’enregistrement ?
- Industries créatives. La Palme d’or nous rappelle que le cinéma et son industrie passent par les salons et les festivals. Il existe des salons de la distribution des films (au cinéma et sur les autres médias), des salons de promotion des territoires comme lieux de tournage, des salons des matériels et technologie. Le cinéma appartient à la culture et aux industries créatives. Les salons sont aussi des outils de médias et de promotion de la culture. Ils appartiennent eux-mêmes aux champs des industries créatives. Pourtant cette appartenance n’est jamais vraiment dite. Est-ce que le film de Coppola peut servir une argumentation en faveur de l’inclusion claire des salons dans les plateformes culturelles des industries créatives ? Coppola sert-il une entrée possible des salons dans la sphère culturelle ? Et que pourrions-nous en faire ?
Seulement pour répondre à ces questions, il faut interroger le film lui-même dans son ensemble. Et au-delà de comprendre ce que nous pouvons apprendre des salons et éventuellement du cinéma de Coppola, il s’agit de décrire aussi cette apparition spécifique de ce salon dans ce film. Comment le salon se manifeste dans le film ? Quand ? Où ? Eventuellement pour quelle raison, même si une telle question est bien plus ardue ?
[1] LEVINE Rick, LOCKE Christopher, DOC SEARLS, WEINBERGER David, The cluetrain manifesto, the end of business as usual, http://www.cluetrain.com/, 1999
Quelle est l’histoire du film ?
Pour résumer l’intrigue du film, un homme, Harry Caul est un ingénieur du son spécialiste de surveillance, un « plombier ». Son équipe et lui vont capter l’échange d’un couple, amants, pour le compte d’un autre homme qui s’avérera être le mari. Cet enregistrement pourrait aussi avoir pour conséquence leur assassinat. Harry Caul est croyant, il a déjà connu un épisode similaire qui causa effectivement la mort des protagonistes. Il est pris dans un conflit moral. A travers la recomposition de la bande son et de la conversation se déplie l’histoire de ce couple jusqu’au meurtre final, mais qui ne sera pas celui attendu.
Que pouvons-nous déjà savoir du salon ?
La séquence sur le salon dure presque 10 minutes sur 1H50 et commence à la 40ème minute. Les enjeux dramatiques sont déjà présentés. La séquence commence alors qu’Harry vient de se confesser et avouer sa crainte de voir se reproduire le schéma assassin de ses enregistrements passés. Elle est un moment de bascule du film et des positions d’Harry, jusque-là expert solitaire et secret, qui tombera dans une succession de pièges. Le salon a lieu dans un grand Hôtel de San Francisco, en décembre 1972, qui donne sur la grande place centrale sur laquelle, quelques jours avant, la conversation des deux amants a été captée à leur insu par un dispositif monté avec génie par Harry. La séquence montrera les stands du salon et le détail des technologies exposées : caméra de surveillance, système d’enregistrement, alarme, etc…Les vendeurs sont filmés en pleine action d’argumentaires, une démonstration commerciale sera présentée dans son intégralité. Harry est connu dans son métier, le salon est un grand lieu des réputations et des connaissances entre professionnels. On y parle, on y bonimente, on y ment aussi. On teste les produits. On y accuse son concurrent de plagiat. Les femmes sont des hôtesses à vocation démonstrative et subalterne, les visiteurs sont tous des hommes, ainsi que les exposants. Un exposant avouera que sa démonstration est un « attrape-gogo », Harry qualifiera la marchandise de son collègue concurrent de « junk ». La séquence se terminera par le départ de Harry, de collègues et des femmes (les filles, montez à l’avant, à côté du chauffeur ! dit le chauffeur lui-même) à une soirée dans le laboratoire de Harry, en trompette et précipitation, les professionnels se lâchent. Dans le camion déguisé de filature parqué sur la place lors de l’enregistrement de la Conversation, les collègues d’Harry évoquaient déjà la convention et le salon et s’en réjouissaient : « on va se marrer comme la dernière fois ». Voilà donc le salon que nous montre Coppola, et nous n’avons encore rien vu, il ne se fait pas d’illusion sur le sujet, comme d’ailleurs il ne semble pas se faire d’illusion en général. Il dira dans le commentaire du DVD[1] que le salon en question était bien un vrai salon et que l’avait particulièrement intéressée la description de la « subculture » qui s’y exprime, dans laquelle une petite communauté de professionnels se retrouvait et pouvait quitter ses allures les plus sérieuses pour s’épandre jusqu’à l’idiotie.
Maintenant que nous avons une part de l’intrigue et une première approche du salon, nous pouvons essayer de voir le film.
La Conversation est de l’image
La conversation est une expérience de cinéaste. Il ne s’agit pas de s’interroger sur ce qu’est la conversation et ce qu’elle dit, mais en quoi elle est constitutive de l’image cinématographique. Et ce que nous voyons n’est pas d’abord la matière d’une réalité qui sert la fiction, mais l’espace et le temps de l’image.
La Conversation du film est enregistrée sur une grande Place de San Francisco entre deux amants, qui s’y réfugient pour se cacher des regards, dans une foule anonyme et éparpillée. Elle est donc bien loin d’une conversation dans un salon des techniques de surveillance où tout le monde se connaît. Le spectateur découvre la conversation et les deux amants après la longue séquence d’un zoom parti de très haut et qui descendait sur la place mécaniquement, avec une bande-son mêlée de musique jazz, de sons d’ambiances, d’aboiements et d’un étrange grincement électrique d’un réglage de dispositif de captation sonore hors champ. La population y est minuscule, puis se détache le parcours hasardeux d’un mime qui imite tour à tour les personnes, les chiens, jusqu’à atteindre Harry, debout là avec son café, que nous découvrons alors et qui aussitôt tente d’échapper au mime. Le mime sort à la fois chaque personne de leur anonymat, puisqu’il les fait participer à son spectacle (ce pour quoi Harry s’enfuit) et pourtant les réduit à un double fait de gestes et de postures, sans autre visage que celui théâtrale et grimé du Mime que le spectateur finit par distinguer. Le mime est lui-même concurrencé par les ombres des corps qui, à l’heure de la scène, sont grandes et visibles. Le zoom semble écraser les personnes, le mime et leurs ombres dans une sorte de platitude qui les met sur le même plan, ils sont non pas les variations d’une réalité hiérarchisée, mais les matières similaires de l’image. Coppola ne nous montre pas un décor, il nous fait entrer dans la mince épaisseur de l’image. Et ce que le zoom mesure, c’est l’effet des ondes de l’image, jusqu’où elle va[1], à partir de quand commence-t-on à voir. La conversation fait partie des ondes de l’image, elle en est une de ses matières rayonnantes.
Le plan suivant donne sur le couple qui se parle, comme si nous avions pu entrer dans la mince couche de l’image pour apercevoir enfin la dimension des personnages. Coppola interroge le statut de l’image, plus que celui du son. Il demande ce qu’est voir, plutôt qu’entendre. D’ailleurs Harry expliquera plus tard qu’il a fait appel pour la prise de son à distance à des cameramen professionnels et non à des experts du son. La Place n’est pas le contexte de la conversation. La Place n’est pas un contexte ou un décor. La conversation n’a pas de contexte. Ce n’est évidemment pas le cas d’un échange sur une convention, qui, lui, est hypercontextualisé par l’ensemble des stands, du milieu qui se retrouve avec ses codes et ses réputations[2]. La conversation au cinéma est de l’image, dans un salon, elle est dans un contexte.
La conversation est donc une question d’image, et plus la conversation sera répétée et progressivement audible, plus le spectateur découvrira l’image de la promenade des deux amants. Le camion d’écoute sera d’ailleurs déguisé en véhicule d’un spécialiste du verre (Pioneer Glass), dont les vitres sans tain permettront à deux jeunes femmes de se maquiller devant les yeux d’Harry et de Stan, son son-équipier qui de l’autre côté pourront les voir transformées en images vues (Stan se mettra à les photographier, ravi et obscène)[3]. Harry lui dira de retourner à sa table de mixage, parce qu’il ne s’intéresse qu’à obtenir une bande-son « bien mitonné », sans se soucier de l’image, ce qui pourtant sera bien son problème puisqu’il se mettra lui à voir ce qu’on entend et à refuser la responsabilité que porte son témoignage.
Mais au-delà de la responsabilité d’Harry, pourquoi l’image dans laquelle la conversation se tient est importante ? Amy, la femme du couple, le dit : « I think », elle pense que les clochards affalés sur le banc et malheureux ont été aussi un jour des « baby boys », des garçons aimés par leurs parents. Et cette pensée sera redoublée bien des fois dans le film. Dans l’image, la conversation devient de la pensée. Et souvent la ritournelle du « baby boy » reviendra sur le visage d’Harry comme une légende qui nous permet de lire dans ses pensées, alors qu’il ne paraît rien d’autre sans épaisseur que sa seule image silencieuse et seule[4]. Dans le salon, au contraire, pas d’image, à part de surveillance, mais l’épaisseur d’un décor et des conversations qui ne pensent pas.
[1] Nous sommes en 2017 beaucoup plus habitués à ces zooms dans la mesure où nous jouons quand nous voulons à passer des images planétaires d’un satellite aux détails d’un lieu. Michel Chion écrivait dans « L’audio-vision » à propos de Coppola : « L’extension d’ambiance n’a pas de limite réelle, sinon celles de l’univers, (…) Naturellement, ce qui est intéressant au cinéma, ce ne sont pas seulement les extensions fixes, restant les mêmes d’un bout à l’autre d’une scène voire tout un film, mais aussi les contrastes et variations d’extension d’une scène à l’autre, ou à l’intérieur d’une même séquence. C’est à la variation d’extension que, sans employer ce mot, fait allusion le sound designer alter Much lorsqu’il évoque sa pratique de décorateur sonore sur des films comme Conversation secrète (NDR : The Conversation) ou Apocalypse now de Coppola ». L’audio-vision, Michel Chion, Ed. Nathan, 1990, p.77
[2] Nous apprenons au passage la force du salon comme puissances de contextualisation et peut-être aussi que la force d’une conversation ne peut être importante et vue que si elle sort du contexte. Peut-être est-ce là une question que peuvent se poser les organisateurs de salons : comment sortir les conversations du contexte, ou comment sortir les échanges du contexte pour qu’ils deviennent importants. Peut-on penser sur un salon ou devient-on idiot ?
[3] Il faudrait aussi citer notamment les plans qui montrent la bobine de la bande-son : la conversation est bien littéralement DANS l’image. Et elle se déroule comme une pellicule de film.
[4] Serge Daney à propos de Coppola : « Les films de Coppola, comme ceux de Brian de Palma ou certains Spielberg sont le pan maniériste du cinéma américain. Comment définir ce maniérisme-là ? IL n’arrive plus rien aux humains, c’est à l’image que tout arrive. A l’Image. L’Image devient un personnage pathétique, un enjeu. (…) Dans un monde maniériste, l’existence d’acteurs « en chair, en os et en celluloïd » relève vite de la doublure et de la citation, voire de la mire. Ils sont encore là, mais cela fait longtemps qu’ils ne sont plus intéressants. » Ciné Journal, Cahiers du Cinéma, 1986, p. 125
L’apparition, la surprise et le trouble
Harry essaie, malgré ses réserves, de ménager ses apparitions, mais reste prisonnier de l’image.
Harry se refusait à sa mise en spectacle par le mime. Il voulait rester une image anonyme. Plus exactement, il ne veut pas que son apparition dépende d’un autre. Harry n’est pas contre apparaître. Dans une séquence du film il entre chez son amante. Il arrive doucement, met discrètement la clef dans la serrure et ouvre soudain. Elle lui dit d’ailleurs qu’elle a repéré son stratagème. Harry est un solitaire parce qu’il essaie d’apparaître seul. Il veut être maître de son image. Malheureusement, il n’y arrive jamais, soit ses ruses sont déjà connues, soit il est déjà piégé avant d’apparaître, soit lui-même se laisse prendre aux flatteries au sujet de son expertise technique. Seule la conversation qu’il écoute peut lui permettre de voir vraiment le jour. L’un de ses coéquipiers a enregistré les deux amants avec l’appareil de captation caché dans un paquet cadeau, nous ne sommes pas loin de Noël. La conversation peut être un cadeau pour Harry. Son anniversaire a d’ailleurs lieu le jour de l’enregistrement, un 2 décembre. Il a 44 ans. Mais même cela lui sera volé puisque la gardienne de l’immeuble lui remettra elle aussi son présent qu’elle saura déposer DANS son appartement, de la porte duquel il croyait être le seul à avoir les clefs des trois serrures.
Le problème d’Harry est qu’il ne parle pas, donc il ne peut pas apparaître. Il aime la femme qu’il veut surprendre, mais ne lui dit pas. Elle ne sait pas qu’il l’aime, elle le quitte et ne reviendra pas. Il reste coincé dans une image du film qui n’arrive pas à s’ouvrir. Le spectateur le verra bien des fois derrière des filtres, verres opaques, bandes plastiques qui le retiennent prisonnier dans l’image. Sa seule sortie, c’est la musique. Il joue du saxophone. Il aurait voulu être musicien. Quand il est seul une ligne jazzy le suit.
Harry est croyant catholique, il ira se confesser. Mais cette confession ne le libère de rien. Il reste pris là encore dans la semi obscurité du confessionnal, à l’oreille d’un prêtre qui se voit à peine derrière la grille. Le problème d’Harry semble son âge. Le précède auprès du prêtre un jeune garçon d’une dizaine d’années. Harry n’est plus un enfant. Plus exactement, il n’arrive pas à apparaître, parce qu’il reste retenu dans un monde d’adultes, le salon étant sans doute la forme la plus aboutie de ce serail sans enfance, où les adultes ne jouent que leurs propres jeux, à se jouer les uns des autres.
Et qu’est-ce qu’apparaître ? Coppola dans un entretien avec Brian de Palma dit : “Well, I have always liked the idea of tackling something. Like I did a play and an opera on the basis that every time you approach something that's a little tough and that you're a little frightened of, when you come out of it, even if you didn't completely beat it, you have still grown or changed at least an inch or two. If you do something that's tough just because you've never done it or thought about it before, then you have to come out a little different.”[1] Sans doute qu’apparaître, cela veut dire grandir, changer, devenir autre. Harry n’arrive pas à grandir et reste enchaîné à l’âge adulte. Il dira à un moment du film ce qui pourrait être son secret, une histoire de son enfance, ce sera dans un rêve. Et il ne s’agira pas là de dire, ah ben voilà, le secret, c’est l’enfance, ou la quête, c’est le retour à l’enfance, non. Il s’agit de revenir au point où il est possible de grandir. Et peu importe le secret, la vérité n’est pas dans l’aveu, il est dans l’image et à voir avec notre liberté de voir et d’agir.
Alors le salon en prend encore un coup. Il faut dire que Coppola au fond ne l’épargne pas. Il le met à l’écran, mais lui assène quelques droites. Le salon est celui de la surveillance, du vol de l’intimité, du pouvoir, le grand catalogue des armes du délit. Le salon avec sa camaraderie feinte des protagonistes expose les outils de vol de l’intimité par l’image et du son. Et il devient un formidable piège pour Harry qui y découvrira qu’il est filé -en passant par une caméra de surveillance exposée sur un stand- et qui va le passer de surveillant à surveillé. Cela pourrait être une référence à l’arroseur arrosé, célèbre film de Louis Lumière, toutefois le spectateur ne rit pas et encore moins Harry. En fait Coppola semble nous dire d’abord que, dans l’image close, surveillant et surveillé, c’est le même chose. Dans l’image, tout le monde est dedans, prisonniers. La prison peut être gaie, sentimentale, orgueilleuse, triste, en tout cas à température passionnelle possible, mais de tout façon les choses sont rendues quand même difficiles parce qu’on ne peut pas en sortir. L’image est une machine à piège et le salon aussi.
Toutefois il n’est pas encore sûr que le piège puisse se refermer totalement, le film existe bien là devant nous : si surveillant et surveillé sont dans le même bateau, le pouvoir de l’un ne vaut plus grand-chose, et il existe bien la fuite des personnages hors du salon et le film même de Coppola reste un sport de combat avec l’échappée de Harry au moins dans la musique. Le salon d’ailleurs lui-même est une sorte d’aberration dans ce monde obscur de la surveillance, de s’exposer ainsi au grand jour, avec ses ruses, ses techniques et ses visages. Quel que soit le contenu du marché, il doit donc avoir ses conventions et ses shows, c’est en quelque sorte plus fort que lui, il lui fait ses apparitions et ses petites sociétés. Cela vient rajouter une page de plus au grand roman mystérieux des salons puisque la théorie économique elle-même, de son côté, ne fait quasiment aucune place (no show) au monde des salons pourtant largement en croissance sur la planète.
[1] The Making Of THE CONVERSATION, an lnterview with Francis Ford Coppola, by Brian De Palma, Filmmaker newsletter vol. 7 number 7, Mai 1974, p.30-34, https://cinephiliabeyond.org/francis-ford-coppola-brian-de-palma-conversation-two-great-filmmakers/
S’échapper lentement et en répétant, peut-être pas ?
Comment fait-on pour sortir de l’image, ou plus exactement pour réussir à voir l’image, c’est-à-dire grandir et être libre, ou faire grandir l’image pour qu’elle sorte d’elle-même ?
Harry nous montre la voie. Il ne le fait pas exprès, lui, il agit en ingénieur, il va machiner le son. L’objectif est de restituer l’ensemble de la conversation : la base ce sont trois bandes d’enregistrement, mais les bandes toutes seules ne suffisent pas. Enregistrer ne fait pas le travail. Il faut superposer (forme de répétition) les bandes les unes sur les autres et les écouter simultanément, et à chaque passage inaudible, s’arrêter, répéter, et ralentir. Il faut ralentir l’enregistrement pour commencer à entendre. Répéter et ralentir. Harry utilisera aussi une autre technique qui sépare et amplifie les sons pour entendre LA phrase « il nous tuerait, s’il le pouvait ». Retenons que répétition et le ralentissement sont essentiels. Une convention aussi est un dispositif de répétition (le cycle des conventions) et de ralentissement (on s’arrête par rapport aux occupations du quotidien, on prend son temps, voire du bon temps). Mais Coppola ne fait absolument pas ce parallèle. Le salon ne sauvera rien, il enfoncera bien Harry dans sa case de surveillant-surveillé, jusqu’à devoir dans la dernière séquence du film DEMONTER toute sa maison pour localiser un micro-mouchard qu’il ne trouvera pas. Mais Harry a trouvé sa MAISON, ce n’est plus la sienne qui le trahit, c’est la conversation et la voix surtout de la femme, avec sa ritournelle « wake up » et sa pensée sur le « baby boys » qui deviennent son nouvel abri. Harry avec la répétition et l’usage de la lenteur se construit une maison DANS LE TEMPS. S’est-il sauvé ? Que se passe-t-il lorsqu’il découvre qu’Amy n’est pas la victime annoncée mais la complice du crime ? Elle qui commençait sa pensée du « baby boy », « oh God », l’incipit de sa plainte, que jamais Harry ne relèvera, lui si sensible aux jurons qui prennent dieu à témoin. « Oh God », Harry y voit bien le tremblement de l’homme devant sa misère. Harry est étonné de voir Amy vivante. Amy fait indirectement partie de ceux qui lui disent « nous savons que vous savez ». Il n’est donc pas responsable de la mort de ce qu’il croyait l’innocence et la victime, mais de celle de celui qu’il croyait le bourreau possible. Coppola est donc vraiment sans illusion et laisse l’homme avec une liberté sans douceur.
Harry dans la dernière séquence joue du saxophone, cette fois-ci sans suivre le disque. Il joue seul, sa maison défaite, les papiers peints déchirés et laissant visibles les motifs anciens de fusées d’une chambre d’enfants. Il s’en ait sorti ? Non. Et nous ? Il semble qu’il n’existe pas d’image sans pouvoir, outre l’inquiétude du film. La conversation dans l’image qui a donné à voir à Harry même s’il le refuse lui fait voir la violence et la culpabilité. Et si Harry est dans l’image, l’image elle-même solitaire, du cinéaste, il nous dit que l’innocence au cinéma n’existe pas. Existe seulement la bataille, la lutte pour voir que ce n’est pas pur, mais bien toujours impur et ambigu.
Qu’en dire alors pour le Salon ? Coppola lui faisait mauvaise mine, dans le cœur du film, mais comme il ne glorifie pas le cinéma, le salon n’est pas si bas dans l’échelle du bien, et pas si loin du cinéma. Coppola dit dans les commentaires du DVD qu’il a traité la scène du salon comme un jeu de miroirs semblable à la scène de la Dame de Shangaï. Les hommes se voient mais ne savent pas où ils sont, pris dans leur double qui les place partout. Le salon est bien le monde des doubles, mais pas plus qu’au cinéma. Harry y découvrira son double, expert de la surveillance de la côte Est, New York, Moran, celui qui réussit à révéler à Chrysler que « Cadillac abandonnait ailerons ». Cela en fait un héros. Moran dit lui-même qu’il est l’équivalent d’Harry, de l’autre côté des Etats-Unis. Il occupe même son terrain d’hier : Harry fut l’expert avant lui à New York avant qu’il la quitte après l’affaire des morts qui suivirent une de ses filatures géniales. Et à l’époque Harry travaillait pour la justice, ambiguïté supplémentaire de servir la justice et de contribuer aux meurtres des innocents.
Est-ce parce que le Cinéma laisse peu d’espoir que le film entraîne dans sa chute une séquence possible sur un salon ? Dans un film d’animation récent, des petits personnages en quête d’un maître, les Minions[1], partent trouver ce grand méchant à la « Foire du Mal ». La séquence est assez similaire à celle de The Conversation, puisqu’y sont encore exposées des technologies du mal, des dispositifs méchants. Le salon entre dans la fiction par la porte noire, comme la fête foraine elle-même se laisse plus facilement voir dans les films d’horreur que dans les comédies.
[1] Les Minions, film d’animation, réalisé par Kyle Barlda et Pierre Coffin, 2015
Show et Connaissance
Le film de Coppola montre et enseigne. Le spectateur découvre le monde et les techniques de surveillance, les mécanismes et la culture des salons (une manière de voir) et s’interroge sur le cinéma, ce qu’il fait voir et comment.
Coppola dit dans le commentaire du DVD que les images et les sons nous font gamberger. Amy pense et nous pensons avec elle, le film réussit aussi à nous tenir à distance du personnage, forclos dans l’image, et frôle une sorte d’ennui, en tout cas relance le spectateur dans sa propre solitude[1]. Plus pragmatiquement, l’actualité lui donna raison, ce qu’il n’avait pas prévu : le film est réalisé en plein Watergate, et Coppola nous propose un grand séminaire sur les technologies de surveillance. Un reportage journalistique sur le Watergate pourrait conduire à la description des techniques utilisées pour les écoutes du parti politique rival. Coppola le fait dans son film et cela va conduire à un triple enseignement technique, sur la surveillance, sur le cinéma, sur les salons.
Il nous explique avec détail le métier d’ingénieur du son sur le marché de la surveillance, qui semble tout autant notre société. Il explique le dispositif de captation à trois sources, faite par deux caméramen en hauteur sur la Place de la conversation et une personne mobile à proximité de la cible. Il nous explique le montage des bandes et les modulations techniques pour retrouver le son. Il nous décrit les outils, le laboratoire, les dessins qu’a fait Harry pour planifier l’opération. Il nous montre aussi comme il va être piégé par son concurrent Moran qui lui met un stylo micro dans sa poche pendant la convention. Le personnage Moran va sortir son nouvel appareil d’enregistrement de sa poche pour en prouver l’efficacité. Et nous avons les diverses démonstrations pendant le salon. Il montre aussi la collusion de la police avec ce système puisqu’un équipier d’Harry, policier qui cachetonne donc dans la surveillance privée, abuse de ses accès à l’information pour épater la galerie. Il fait aussi un travail sociologique sur ce petit monde de la surveillance, ses connivences, ses pratiques, son sérieux, sa bêtise, ses passions. Nous apprenons que les clients sont aussi bien les entreprises concurrentes que la justice d’Etat.
Coppola ne nous fait pas seulement une démonstration sur les technologies de surveillance, il nous explique aussi le cinéma, la construction des images, leur bataille avec le pouvoir. L’image de surveillance vidéo est une image d’un regard – anonyme – du pouvoir. Qu’est-ce que l’image cinématographique ? Et qu’est-ce que le métier de cinéaste ? Seulement ce deuxième « cours », celui de cinéma, ne se fait plus sous la forme du show. Le cinéma est « no show », c’est l’histoire, l’ambiguïté, l’implicite, la solitude d’Harry, sa peur de l’indiscrétion, son apparence secrète, sa quête du son, sa culpabilité, etc…Coppola montre les dessous du réel, il montre aussi les dessous (no show) du salon. Pour autant, pouvons-nous opposer le salon-show et le cinéma-no show ? Non, parce que Coppola nous montre bien que la vie du salon n’est pas entièrement dévoilée dans l’exposition, mais dans l’ensemble des capillarités sociales, des sous-entendus, des connivences et rivalités à peine visibles. Le show baigne dans la culture d’un milieu de professionnels. Les démonstrations marchandes sont des jeux de théâtre qui ne trompent pas tant que cela, qui se manifestent elle-même comme pièces montées. La caricature est un jeu, le professionnalisme est autant dans la démonstration du bonimenteur que dans la capacité à faire ce genre de démonstration, confirmation de la maîtrise des codes du salon.
Le salon va donc avoir dans le film de Coppola trois grandes fonctions : une fonction dramaturgique puisqu’il sera le moment de renversement de la situation d’Harry qui va passer de surveillant à surveillé, une fonction d’outil pédagogique de description de la société, des matériel et technologie de surveillance, enfin une fonction moins importante, mais dont nous profitons, d’explication des modes de fonctionnement marchand des salons : exposition de matériel, exposants qui font leur article, ceux qui restent assis à attendre, la combinaison de moyen de communication et l’usage des réputations, les hôtesses rares et à vocation promotionnelles, les stands en eux-mêmes et leur implantation (Coppola a eu à faire à un vrai salon).
Coppola filme le salon en y faisant entrer ses personnages. Ce sont les personnages qui mènent le salon à la fiction. Et ce sont les personnages du film qui tissent l’histoire par leur histoire ensemble. Leur histoire n’est pas un supplément du salon, mais fait partie de ce qu’est un salon, des histoires entre personnes, de commerce, de retrouvaille, de concurrence, d’identification sociale, de compréhension des positions de chacun dans le marché et de sorties nocturnes, grivoiseries comprises. Le salon va servir à approfondir le contenu des relations entre Harry et ses collègues Stan et Paul, à montrer sa réputation dans le milieu et surtout à faire entrer deux nouveaux personnages : Moran et son hôtesse. Or c’est Moran qui connaît l’histoire d‘Harry à New York et qui va la raconter, c’est Moran qui va flatter les qualités d’expertise d’Harry, et c’est encore Moran qui va piéger Harry. Le salon laisse donc le passage à l’histoire passée d’Harry et enclenche la suite des événements. Ces forces narratives appartiennent bien à l’univers des salons. Coppola restitue au fond le levier fictionnel des salons, construits sur les proximités et les apparitions qu’il rend possible, et il s’en sert, lui, pour concentrer les liens, raconter ses personnages et lancer la suite.
[1] Peut-être toutefois donne-t-il là un mince passage entre spectateur et personnage, non plus dans la projection de l’un sur l’autre, mais dans le salut amical de l’un à l’autre, par-dessus un grand gouffre infranchissable.
Femmes et absence de secret
Les femmes feront parler Harry et Harry est avant tout obsédé par les paroles d’une femme. Mais ce n’est pas le secret de la conversation qui compte.
Les femmes sont quasiment absentes du salon. Peut-être simplement parce qu’il s’agit du marché de la surveillance, plus masculin (mais il semble vérifiable que les femmes sont moins présentes que les hommes sur les salons et peut-être qu’il y a là un sujet majeur d’innovation ?). Toujours est-il que les femmes y sont rares et placées sous le regard et la direction machistes des personnages masculins.
Ce n’est pas le cas du film de Coppola et de l’histoire d’Harry dans laquelle interviennent de manière décisive des personnages féminins : les deux femmes qui se maquillent derrière la vitre sans tain de son camion (Harry ne s’emporte pas dans l’obscène), la gardienne, Mme Evangelista, qui lui prouve qu’il n’est pas le maître total de sa vie privée, son amante qui le quittera parce qu’il lui refusera la moindre confidence, l’hôtesse qui deviendra sa maîtresse d’un soir et le trahira, Amy, essentielle et dont la voix animera les pensées de Harry et peut-être enfin la statuette de Marie dans son appartement qu’il finira par casser et ouvrir lors de sa quête d’un micro-mouchard (alors qu’il doit bien savoir qu’on ne peut pas mettre un micro dedans). Cette série féminine est la série qui remet en cause la solitude et le silence d’Harry, son pouvoir sur lui-même. Et c’est à ces femmes qu’il parlera le plus ou à qui il avouera le plus le peu qu’il a à avouer. Aucune ne lui veut du mal, il s’agit moins du rapport d’Harry aux femmes, que du rôle des femmes dans l’image et pour l’image. Elles sont là pour éventuellement sortir l’image des jeux de pouvoir de la surveillance et de ses clôtures. Elles ne constituent pas une série romantique pour une grande et belle liberté, mais elles incisent la mince épaisseur de l’image pour y faire naître la bataille. Harry n’aurait pas éprouvé sa responsabilité dans un meurtre possible s’il n’avait entendu la voix d’Amy, son appel à Dieu, sa ritournelle du réveil « Wake up » et ses pensées sur les hommes qui furent des enfants. Si Harry n’a pas de secret, les femmes n’ont plus. La statuette de Marie était vide : la liberté, ou la résistance au pouvoir n’est pas la détention d’un secret, et le pouvoir lui-même que veulent exercer et s’arroger ceux qui surveillent en tenant le secret des gens ne peuvent donc pas maîtriser la liberté qui n’en a pas. Ce n’est pas le secret qui compte, le caché, ce qui est sous les choses, mais ce qui est devant les yeux, ou ce que les sons font voir. La conversation enregistrée par Harry ne tient pas sa force d’être la preuve de l’adultère d’Amy, mais d’être l’épreuve de l’image pour Harry, pour le cinéaste, pour nous spectateurs. L’homme libre voit, celui qui bataille, l’homme surveillant ne voit pas, il enregistre et passe les bandes. Toute la surveillance du monde ne donne pas la vision : c’est le message optimiste de Coppola, même si la vision ne sauve pas du meurtre, son pessimisme.
Les expressions du Mime
Comment batailler pour voir ? Coppola donne la réponse sans doute dès le début du film avec le Mime qui parcourt toute la place à suivre les personnes et les chiens, même les chiens, qui aboient, jouent et qui sont fidèles. Le Mime trace dans l’image, gambade, saute, court d’un personnage à l’autre, épuise l’image. Il n’est pas sourd, il entend, mais il ne parle pas. Il exprime en revanche. Nous avions cru un instant que parler pouvait sauver Harry, il n’a pas dit son amour, son aimée peut-elle alors le savoir ? Mais la parole n’est pas l’enjeu du film The conversion, c’est plutôt l’expression, les manières de voir et de faire. Le Mime invente et exprime, sans un mot. Et au fond ce que fait Harry sans le savoir, c’est qu’il ne « verra » pas en parlant, mais en sachant mimer le réel. Il n’est pas loin en tant qu’ingénieur, à creuser la matière enregistrée, à lui faire changer de vitesse, pour comprendre ce qu’elle dit. Mais il est trop près. La compréhension de l’image, n’est pas dans la trituration de la matière, mais à un autre niveau, dans des modes d’expression, de reproduction distanciée, avec le visage grimé, la joie de vivre, le passage d’un bout à l’autre de ce qui se voit. Harry montrait que l’enregistrement ne suffisait pas. Il savait aussi qu’une seule source ne suffisait pas. Mais il ne sait pas ce que le Mime semble savoir, c’est que la multiplicité des points de mime qu’il atteint dans l’image ne crée pas une accumulation pour restituer l’intégralité d’une réalité à saisir, mais permet de voir comment s’échapper et où agir.
Le salon explore lui aussi les pouvoirs de l’imitation, quand une société se retrouve dans la reproduction de ces codes. Coppola en rappelle bien un des revers, avec les accusations répétées de plagiat d’un exposant à l’autre. L’imitation se fait par en dessous, comme culture tacite et partagée, comme arnaque et vol. Mais pour le Mime, il ne s’agit pas de cette imitation sociale-là, mais d’une création artistique, d’une imitation par-dessus quand elle rend visible les codes des uns et des autres, leurs manières d’être, et cela sans se cacher lui-même. L’imitation s’annonce (ce que ne fait pas Harry ou seulement en deux temps : il épie caché, d’un côté, et cherche à s’annoncer sans le dire, de l’autre). Il ne s’agit pas de recomposer la réalité, ni d’y retrouver des repères et des codes partagées par un milieu, il s’agit de multiplier les expressions et s’amuser des différences, composer une forme d’expression, une manière de vivre et y construire une liberté en bataille.
Le festival de Cannes
Le film de Coppola est passé par le milieu du cinéma et a reçu la Palme d’or. Pouvons-nous croire que la « subculture » du milieu cinématographique est différente de celle du salon de la surveillance. N’y a-t-il pas des réputations et les connivences des amis, des beaux costumes, des haines et des plagiats, des boniments et des hôtesses qui servent de faire-valoir, des abus de pouvoir et des sorties nocturnes un peu débridées ? Le cinéma s’expose au festival de Cannes et dans les stands du Marché du film. Coppola lui-même ne verrait-il pas des gens le reconnaître dans les allées, lui demandaient un autographe, un selfie (pas en 1974) ou une participation à un message promotionnel ? Le cinéma serait-il le cinéma sans Cannes et sans le marché du film, celui-là ou d’autres ? Le film de Coppola ne répond pas, mais il est bien un objet en circulation, valorisé et encouragé par une récompense qui servira sa commercialisation, son succès, sa contribution à la fois à l’industrie cinématographique et à la culture.
Coppola s’étonne que le peuple des surveillants et des « plombiers » ait leur propre convention, mais même les espions ont besoin de se voir, autant pour découvrir les innovations que faire la bringue entre connaissances. On pourrait peut-être raisonner ainsi : si même les espions font des salons, alors les salons peuvent être et sont partout, dans tous les milieux. Est-ce que le début des années 70, avec Coppola, avec Tati, correspond à une certaine diffusion des salons dans l’ensemble des mondes ? Ce fut en tout cas une époque de leur multiplication. A ce sujet, Coppola dit assez peu. Il ne permet pas de sauver les salons et notre idée que les salons pourraient être considérés comme des dispositifs culturels, des plateformes intégrables dans le champ vaste de la culture et des industries créatives est guère encouragée par Coppola. S’il montre bien la fonction éditoriale de la convention à laquelle participent les « plombiers », il s’oriente plutôt pour y trouver le creuset secret d’un milieu, ces petites habitudes en coulisse, ses micmacs. Les salons ressemblent plus à des arrière-cuisines qu’à des salons. L’entrée que Coppola – une des rares entrées – fait au salon dans le cinéma reste donc par la petite porte, et il est bien possible que ce ne soit que pour un rôle second. Le sujet ne sera repris et les salons ne feront pas florès au cinéma, en revanche, ils se développeront pour donner à tous les milieux, celui du cinéma, des espions ou d’autres la séquence de leur culture et de leur retrouvaille. Il faudra donc attendre pour voir les salons devenir des lieux du cinéma, pendant ce temps ils sont bien des lieux pour son industrie.
Conclusion, les enseignements pour les organisateurs
Coppola a été un des rares cinéastes à filmer un salon, d’autant plus rare dans un film qui s’occupe d’interroger le cinéma et le rôle de l’image comme pensée elle-même, c’est-à-dire échappée aux pouvoirs des images et au regard surveillant. Le salon a eu son rôle dans cette épreuve cinématographique qui est tout autant l’épreuve de l’homme moderne dans un monde qui surveille, qui se surveille, surveillant et surveillé. Le rôle n’est pas petit, mais nous avons vu qu’il restera second et sans suite. Comment voir en dehors du regard ? Harry nous dit qu’il faut entendre dans l’image. Plus généralement, c’est dans l’image et non pas derrière, en secret, qu’il y a les outils pour sortir l’image de la surveillance et des dominations. Connaître les coulisses n’aide pas. Il faut entendre, plus exactement il faut percevoir les expressions de l’image et en épuiser les possibilités, ce que nous « dit » le Mime : alors voir devient accès à la liberté, mais celle-là n’est rien d’autre qu’une bataille à mener, et éventuellement à perdre. Nous ne savons pas à la fin du film, si Harry continuera son métier. Il devient en tout cas musicien.
Après le premier choc que nous inflige Coppola de ne pas rendre désirable le monde des salons, qu’avons-nous appris ? ET quels enseignements pourrait en tirer un organisateur de salon ?
- Organiser à partir de la conversation. Pour Coppola, les conversations dans les salons ne sont pas des lieux de penser, ce sont des échanges pris dans un contexte clos, très loin même de l’idée de place publique. Il ne faut pas attendre des conversations sur un salon une quelconque sortie libératoire. En revanche, il est possible d’y déraper, et de glisser plutôt du côté de la bêtise. La seule décision qui s’y prend est d’aller faire la bringue. Nous sommes bien loin de l’idée de faire des salons des lieux conversationnels propices aux projets et à l’innovation. Il faudra donc faire attention aux rêves. Que peut alors faire un organisateur de salon pour atteindre un régime de conversations créatrices et décisives ? Peut-être faut-il comme dans le cinéma où la conversation est de l’image que la conversation ne soit pas DANS le salon, une circulation en monde clos, mais le Salon lui-même. Cela signifie que le salon n’est plus une enveloppe ou un décor. Cela peut décider des choix urbanistiques d’une manifestation : construire la manifestation à partir des conversations et des expressions possibles – au moins en partie-. Cela peut décider aussi des investissements sur l’acoustique : il faut entendre au cinéma pour aller au bout de l’image, il faut entendre dans un salon pour aller au bout de ses puissances.
- Permettre aux participants de grandir. Les salons sont des milieux d’adultes sans enfance, contrairement au cinéma. Cela peut avoir un écho pour un organisateur de manifestation. Et pour Coppola, l’enfance, c’est au-delà du rêve et des fantasmes -quoique ce soit déjà pas mal - un devenir et principalement une force de grandir possible. Qu’est-ce qui fait grandir dans un salon ? La question n’est pas dénuée de sens pour un organisateur et au fond pour nous tous. La traduction maintenant courante est cette de l’expérientiel. Mais nous restons loin de l’épreuve de vie de Coppola. L’enjeu devrait être comme au cinéma un exercice vital : qu’est-ce qui fait penser, agir, être libre (ce n’est quand même pas l’obsession de l’expérientiel) ? L’articulation avec les enjeux de la connaissance et de ses causes, qui peut porter à la libération de l’homme peut aussi être une piste. Il existe au fond dans les salons une dimension de passage en dehors des mécanismes qui maintiennent aux mêmes échelles et aux mêmes règles.
- Pouvoir se déconnecter de la surveillance et des datas. Le salon est un lieu de pouvoir et de contrainte, une machine à piège. Les surveillants y sont surveillés et tout le monde y est prisonnier. Cela évidemment force un peu à penser parce que la tendance actuelle sur les salons (2017) est quand même largement de savoir comment intégrer des outils de traçabilité et de gestion des datas sur les participants et d’accroître leurs connectivités. Il y aura bien alors à se donner quelques questions sur l’intérêt qu’il y aurait sur un salon à obtenir des possibilités de non surveillance, de déconnexion, de privatisation totale, d’anonymisation.
- Créer des lieux de repérages sans tromperie. Le salon est un jeu de miroirs, les doubles y règnent, et les individus ne savent plus où ils sont. Là encore, cela peut donner des idées, même si le jeu des doublures fait partie du jeu social. Faut-il que les participants sachent où ils sont sur un salon, en tout cas ceux qui veulent se rencontrer ? Pardonnez la naïveté de la question. Il semble qu’il faille les deux : les doublures et les repérages possibles. Les doublures donnent la possibilité de la fiction et de la scène dramatique, le repérage sauve de l’illusion. A condition de se dire qu’une fin de l’illusion est possible et que si elle est possible, elle est désirable. Disons que pour la confiance des marchés et la pérennité d’un salon : oui.
- Le no show est aussi important que le show. Les fonctions d’un salon sont autant dans le show que dans le no show. Gardons cette leçon. Il est certain que les marges, les ombres, les capillarités sociales multiples sont essentielles. Il est certain que l’organisateur d’un salon doit s’interroger sur ses offres « no show » dans sa manifestation. Il s’agit de réseaux, d’animation de la vie sociale, d’existence de coulisses et de zones d’intimité. Elles sont en rapport aussi avec les potentialités pour les participants d’apprendre, de jouer avec les codes, de décrypter les signes émis. Que fait un organisateur pour apprendre aux participants les codes sociaux du milieu de sa manifestation ? Comment fait-il aussi pour laisser ses codes exister et proliférer ? Connaît-il lui-même ces codes ? Apparaît là tout un champ possible d’interventions et de propositions, puisque l’une des fonctions de plus en plus identifier des salons est celle de configuration des champs d’activité, c’est-à-dire de définition des limites, des rôles, des process d’un milieu.
- Le salon est une frontière sociale de l’économique. Le salon existe y compris pour les espions, c’est plus fort que l’économique, il faut prendre le risque de la société, quitte à trahir son business.
- Le salon est terrain de recherche, les organisateurs sont des ingénieurs sociaux. Le salon est bien un laboratoire d’observation des pratiques d’une filière. Coppola va y chercher une vision d’ensemble du monde de la surveillance. Le salon est une machine d’enregistrement et d’imitation d’une société donnée. Il est un concentré d’imitation sociale. Comme Harry travaille l’enregistrement pour le rendre audible (superpositions des bande, changement de vitesse, pensée), les organisateurs travaillent leurs captations filière.
- Le salon fait apparaître des personnages. Là encore, la leçon de Coppola est utile. Et un salon doit avoir ces forces narratives de forger des caractères et de rendre pour certain la scène de leur brio possible. Que se passe-t-il aujourd’hui avec ces grands événements type Web summit, Nordic Business Forum, SLUSH qui transforment les « pitchers » en nouveaux Christophe Colomb, et grands héros des temps à venir ?
- Les participants sont des revenants qui ont suivi des routes entre les salons. Le salon est un lieu de retrouvaille, « comme la dernière fois ». Cela est essentiel. Des sociologues[1] se sont récemment interrogés sur ses modes de retrouvailles et de fidélité d’une édition de salon à l’autre et d’un salon à l’autre. Cette fidélité est structurelle des salons. Les participants y sont souvent des revenants qui se revoient, et qui ont suivi les routes de la planète pour ce faire.
- Les salons devraient passer au féminisme pour innover. Coppola laisse dire les images : les femmes sont absentes des salons, ou alors servent de faire-valoir. L’étude de la présence féminine sur les salons restent à faire, mais il est probable que les résultats ne seraient pas encore des plus favorables à l’égalité homme-femme. Il est tout à fait possible de se dire que la féminisation des publics et de l’équilibrage du rôle des femmes par rapports aux hommes sur les salons est un levier majeur d’innovation, un objectif aussi dans la stratégie d’un organisateur.
- Il faut réussir à favoriser l’imitation, parce qu’il n’y a pas d’innovation sans imitation. Les exposants de Coppola dénoncent le plagiat du voisin. Les salons doivent préserver la propriété intellectuelle. C’est souvent un défi que les plus grands salons industriels considèrent depuis longtemps. Et en même temps, le salon tient sa puissance de sa nature de milieu d’imitation sociale, de reprise par une communauté d’une idée émergente pour en faire réellement une innovation. L’innovation doit apparaître et elle doit être répétée. Coppola a plutôt dénoncé le vol, mais l’espoir est du côté du développement des mécanismes de reproduction sociale.
- Les Salons appartiennent aux industries créatives. Il ne faut pas attendre de Coppola une porte ouverte des salons sur les industries créatives. Mais puisqu’il a eu la palme d’or, nous pouvons l’attendre du film lui-même comme objet culturel, qui devient objet de festival et de salon. Mais il faudrait qu’un cinéaste reprenne l’aventure, cette fois-ci en donnant un statut plus heureux au salon. Et surtout il faudrait déjà que la profession des Foires, Salons et Congrès s’interroge elle-même sur son appartenance aux industries créatives. Cela peut être utile dans une société en pleine révolution digitale (qui a bouleversé le périmètre des industries créatives).
Coppola ne pensait sans doute pas aux professionnels des salons, en faisant son film, mais il est sûr, il le dit lui-même que « les images et les sons nous font gamberger »[2]. Autant lui dire merci.
(extrait du Livre Blanc, Partie 5, NUNDINOGRAPHIE, RDI, CINEMA)
[1] BRAILLY Julien, FAVRE Guillaume, CHATELLET Josiane, LAZEGA Emmanuel, Embeddedness as a multilevel problem: A case study in economic sociology, Social Networks 44 (2016), 319-333, editions Elsevier
[2] Commentaires du réalisateur dans l’édition DVD